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23/08/2015

Le management désincarné

9782707178442.jpgAvec la fin des vacances, riches de lectures de classiques et uniquement de fiction, j'accompagne le retour à Paris d'un replongeon dans les essais, histoire de me préparer mentalement à bosser. Et un titre attira particulièrement mon regard en cette rentrée, un essai du début d'année par une auteure dont j'avais déjà beaucoup apprécié un précédent ouvrage, Le travail du consommateur. Là, le titre était une gageure et un coup d'oeil à l'introduction avec sa méthodologie me confortait dans l'envie de me lancer : 150 entretiens, avec des cadres publics, privés et associatifs, avec des consultants de tous milieux, bref, un bien beau terrain.

L'ambition de l'auteure est de comprendre comment sont dirigées les entreprises du début du XXIème siècle, celles qui ont recours à des "tableaux de bords" tous peu ou prou dans la veine du NPM (new public management), une doctrine stipulant que l'Etat doit s'aligner sur les standards d'entreprises, à savoir faire plus avec moins et diminuer les dépenses pour maximiser les profits. Un truc solide, quoi, comme doctrine... Plutôt que de se concentrer sur la souffrance au travail produit par ce NPM, angle déjà salutairement très abordé (et extrêmement présent dans la biblio), Marie-Anne Dujarier cherche à comprendre ce qui se passe dans la tête de ceux qui produisent les normes qui aboutissent concrètement à cette souffrance. On pourrait résumer d'un lapidaire "rien", et on ne serait pas loin de la vérité. Il ne se passe pas grand chose chez ces nouveaux ludions du capitalisme, pas plus méchants que la moyenne. Le principe de base des monstres froids. (On va pas la jouer point Godwin en 1 coup, mais Primo Levi a mieux que tout autre montré qu'Auschwitz est l'endroit où la notion de "pourquoi" disparaît, ce qui n'est pas annonciateur de bonnes nouvelles pour le genre humain...). S'il ne se passe rien, c'est pour une pluralité de raisons débouchant sur l'ère du vide, y compris de l'adhésion. Pour reprendre les mots de l'auteur : "une large majorité d'entre eux sont pratiquants du capitalisme libéral, mais pas croyants", cette phrase illustre la fin d'un chapitre sur les convictions politiques des consultants qu'elle a interrogé. L'amusant (ou le navrant) est qu'elle compte comme "non croyant" les électeurs de gauche et centristes, qui n'atteignent pas 50% du quorum, mais les autres sont "sans opinion"...  

Il ne se passe rien, aucune adhésion et pourtant force est de constater que cela continue. Problématique ainsi reposée par Dujarier : "Nous nous trouvons cependant devant une énigme : comment comprendre que l'encadrement par les dispositifs prospère et s'étende autant, alors qu'il semble n'avoir aucun supporter clair ? Pour comprendre ce paradoxe apparent, il faut plonger dans le travail de ceux qui fabriquent et diffusent les dispositifs". 

L'auteure explique ce soutien permanent des cadres par le jeu : le jeu comme stratégie de management (on ne comprend pas le sens de ce que l'on fait, mais on aime jouer) comme rhétorique opérationnelle (je veux gagner la compétition et suit les règles du jeu - croissance à +12%, compression des effectifs, atteindre le zéro défaut - et comme je veux gagner, je suis) et enfin le jeu comme lutte contre l'ennui qui guigne tous ces cadres, qui oscillent souvent entre le risque du "burn out" et du "bored out". La limpidité de l'analyse a de quoi faire froid dans le dos tant ce jeu n'a rien d'amusant pour des milliers de salariés...  

Un dernier chiffre, tout de même, pour comprendre la dangerosité du "jeu". 12% seulement des consultants vont sont sur le sacro-saints "terrain" des entreprises qu'ils conseillent. Cadres interchangeables, ceux-ci sont censés prodiguer des conseils pour des secteurs auxquels, de leur propre aveu, ils n'entravent que pouic "je suis sur une chaîne de jambon, mais j'y connais rien moi au jambon !". Forcément, à 1 500 euros la journée, on évite de les envoyer en immersion sur site, on considérerait que c'est de l'argent perdu... Gaspillé. Et on laisse ainsi s'accroître l'écart entre les producteurs de changements (que Dujarier appelle Planneur) et ceux qui l'exécutent concrètement. Ce jeu ne peut pas bien finir...