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01/10/2015

Le péril philanthropique

62f06f2fc1e758fd293ebf0545e5000e.jpg83 personnes concentrent donc autant de richesses que le reste de l'humanité... Les 400 américains les plus riches possèdent 2 340 milliards soit plus que le budget de la France voté aujourd'hui. De tels chiffres donnent le vertige d'abord, l'envie de vomir aussi. On ne peut pas se contenter d'exiger de légères améliorations, il faut à l'évidence une saignée sans précédent pour ramener un peu de moral dans ce bas monde. En dépit de l'envolée folle des inégalités, cela n'en prend pas le chemin. Trump propose des exemptions pour les plus fortunés et Hillary Clinton ne semble pas décidée à s'attaquer aux ultra riches qui financeront sa campagne (moi aussi, comme beaucoup d'électeurs de gauche, j'aime Bernie Sanders, mais un brin de fatalisme s'abat sur moi dès lors que je rêve de sa victoire). 

Tant que le Politique n'assure plus la régulation, nous en sommes réduits à demander à ces ultras nababs de faire quelque chose d'utile de leur fortune. Car ce qu'il y a de plus navrant, c'est que bien souvent, ils n'en font pas grand chose, de leurs milliards. Ils les placent, achètent des terrains, des titres, des marques, mais leur action pour changer le monde comme ils le proclament à longueur d'estrade, est plus restreinte. Depuis quelques années, on assiste à une nouvelle faim de morale de la part des 99,9% qui exigent de ces 0,1% de la planète, qu'ils rendent des comptes. Gates et Buffet ont devancé l'appel en signant un texte, The Giving Pledge, où ils s'engagent à donner de leur vivant plus de la moitié de leurs colossales fortunes, à des oeuvres philanthropiques. Bon. Fermez le ban ? Pas forcément. Pour plusieurs raisons. L'une d'elle tient au fait qu'aux Etats Unis, contrairement à la France, l'argent des fondations (et on parle de dizaines de milliards $ dans le cas de celle de Gates) peut être placé où bon leur semble pour faire fructifier l'argent. En l'occurrence, l'argent du fondateur de Microsoft est placé chez Monsanto. Avouez que la prise du Palais d'Hiver n'est pas imminente...

Ensuite, et c'est ce que montre magistralement le livre de Nicolas Duvoux "les oubliés du rêve américain", l'afflux d'argent peut empirer les choses quand, comme c'est fait dans les quartiers pauvres de Boston où il a enquêté (il s'agit de son HDR de sociologie), les philanthropes décident de faire "mieux que l'Etat", avec une haine pavlovienne dudit Etat. Ainsi, en quelques années, ils instillent l'esprit de concurrence où il était absent, dans l'école primaire et dans la santé. Ceux qui donnent pour les quartiers défavorisés le font avec leurs codes, leurs habitus, leurs morale. Ils veulent "redonner confiance" pour transmettre "l'esprit d'entreprendre" ; en termes de santé, ils veulent des pauvres minces, grâce à leurs recettes de viandes sans gras et avec des haricots verts qui remplacent les frites...

Sur ce problème d'approche se superpose un dilemme politique : là où les philanthropes interviennent, l'Etat recule. D'ailleurs, il n'est pas le bienvenu. Le discours dominant des donateurs est d'expliquer aux bénéficiaires des programmes que les allocations fédérales relèvent de la charité, contrairement à leurs dons à eux qui sont un "vecteur d'autonomie" et voilà comment on a renversé la réalité... Au final, les philanthropes organisent une grande tombola de la misère, où ils choisissent eux mêmes les lauréats, à qui ils donneront bourses et autres aides, afin que perdure le ciment de ce pays "le rêve américain"... La grande angoisse de ces nababs, c'est que les habitants de ces quartiers cessent de croire à cette fable. Alors ils en prennent quelqu'uns et les exhibent, les narrent tels des exemplas des temps modernes...

Il ne faut pas jeter la philanthropie avec l'eau du bain yankee. La philanthropie peut beaucoup, énormément, tant qu'elle est un laboratoire d'innovation sociale, là où l'Etat a peur d'aller. Tant qu'elle est un mécène culturel, pour ce que les pouvoirs publics ne peuvent financer. Tant qu'elle agit pour la recherche fondamentale, quand le politique est trop frileux pour ne pas soutenir autre chose que la recherche certaine de trouver. Alors, oui, la philanthropie peut changer les choses si elle n'a pas l'hubris de faire à "la place de", mais bien "aux côtés".