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05/11/2017

Ce déprimant métier de lire

Récemment, on m'a demandé d'animer quelques conférences lors d'une rencontre littéraire. En quelques jours, j'ai reçu une bonne grosse douzaine d'ouvrages pour me préparer. J'ai eu deux bonnes surprises, dans le lot, deux livres qui m'ont sincèrement plu, à côté desquels j'étais passé et qui m'ont réservé donc, de belles découvertes. Pour le reste, cela va de l'indifférence polie à la réaction affligée, voir exaspérée face à la lecture d'ouvrages dont je ne peux m'expliquer les raisons pour lesquelles une chaîne de responsables ont jugé opportun de transformer des fichiers Word en livres papier... 

La part de lecteurs est éminemment stable, en France. Si érosion il y a, c'est infiniment moins important que ce que voudraient nous faire croire les déclinistes qui dénoncent d'un même élan les écrans, l'art contemporain et l'écriture inclusive ; qui s'exclament fiers de leur trouvaille "quoi de neuf ? Molière !" et ne font jamais rien qui puisse ramener un français à la lecture ou en éveiller un seul. Ne leur en déplaise, les français lisent toujours beaucoup et notre réseau de librairie atteste d'une vigueur enviable dans le monde entier (je me souviens encore de ma dernière visite en Californie où mes hôtes insistait pour me faire visiter des librairies car ils trouvaient incroyables que ces vestiges aient survécu...).  Le nombre de livres vendus dans l'hexagone augmente très légèrement, mais beaucoup, beaucoup, beaucoup moins vite que le nombre de titres "produits", dans les deux sens du terme. Et c'est bien là le drame. 

De plus en plus, en matières d'essais, de documents de "non fictions" comme disent les saxons, nombre de livres paraissent avec pour seul but avoué de faire sa petite tournée médiatique. En politique, les relations incestueuses entre éditeurs et acteurs politique poussent à des sommets d'irresponsabilité : pour quelques livres sérieux, pour quelques livres qui rencontrent un public (pas forcément les mêmes) on assiste à un déferlement sans nom de bouquins ni faits ni à faire, aux propos indigents et aux ventes faméliques. Non pas que la réussite commerciale soit un critère, mais les fours à répétition enregistrés par les éditeurs pourraient les inciter à arrêter. Même avec des a valoir faibles, publier Jean-Christophe Cambadélis, Valérie Pécresse, Axelle Tessandier ou Vincent Feltesse pour prendre des exemples récents sont l'assurance renouvelée de perdre de l'argent. De l'argent, mais aussi de la place en librairie et de l'attention dans les médias car ces non livres ont souvent une couverture presse disproportionnée par rapport à leurs ventes... Et donc, égoïstement, ces livres sont une plaie pour ceux qui ont l'obligation professionnelle de les lire, d'où l'urgence que je vois à faire refluer leur aberrante production. 

Il y a quelques années, Bernard Pivot avait raconté son quotidien professionnel dans un très beau récit, intitulé "le métier de lire", où il narrait sa joie toujours renouvelée, quasi enfantine, à découvrir les paquets, entamer des plongées dans des récits d'auteurs inconnus ou au contraire retrouver ses auteurs fétiches et amis intimes (Modiano, Semprun...). Lorsque le journaliste littéraire le plus célèbre de France avait rejoint l'Académie Goncourt, ses confrères avaient confessé être éberlués par l'enthousiasme de Pivot qu'ils avaient rebaptisé "le roi Lire". Et nombre des autres jurés de confesser, sous couvert d'anonymat cette fois, qu'ils ne comprenaient pas comment on pouvait encore faire preuve de tant de joie devant des romans qui leur tombent des mains, à eux. La différence notable est que Pivot ne lit "que" de la fiction et que l'on peut pardonner beaucoup à un roman qui essaie, même s'il échoue à séduire. On peut se dire que les créateurs ont tenté. Mais dans la non fiction, dans les témoignages, cette règle ne prévaut pas et on aimerait dire à l'immense majorité d'entre eux qu'ils auraient du les garder pour eux, pour leurs dîners en ville, pour leurs archives personnelles même si la façon dont ses livres sont rédigées trahit manifestement une hésitation entre détestation, panique et incapacité face au fait de devoir assembler des mots pour en tirer des phrases. En reposant ces livres non choisis, je me rappelle que je n'aime rien tant que les sélectionner un à un dans une librairie, discuter avec les libraire, peser, soupeser, humer un paragraphe au milieu et le reposer, puis le reprendre. Bref, lire par passion plutôt que cette étonnante et  un peu déprimante découverte de la lecture par devoir.