12/04/2020
La déprime d'après
Perso, un nouveau monde plus juste, plus soucieux de la planète, plus égalitaire, moins violent je suis foncièrement pour. Mais cet idéalisme intérieur ne m'empêche pas, hélas, de regarder ce qui se trame. Et après des journées oscillant entre colère face à des dividendes versées et désespoir face à des nouvelles des hôpitaux, je suis empli d'une gigantesque déprime dominicale.
La faute, sans doute, au fait d'avoir mis le doit dans l'engrenage du monde d'après. Hier, à la demande d'Anastasia Mikova, réalisatrice du film "Woman", j'ai accepté de lui poser quelques questions par Zoom interposé pour un festival intitulé "La Meute d'Amour" de personnalités prônant "un nouveau monde demain". Je lui avais dit oui sans trop me renseigner (mea culpa) suite à une rencontre riche et instructive, avec du temps long et la possibilité d'articuler un discours critique sur les inégalités de genre. Rien de ça hier, où, après une interview de prof de yoga animée par Marion Cotillard et un pianiste, je fus coupé dans mon interview par un imbécile demandant à la réalisatrice si nous n'avions pas besoin de "valeurs féminines" (sic) avant qu'une actrice de "la vérité si je mens" ne proclame l'évidence de la supériorité des femmes car "elles accouchent et il serait temps que les hommes le réalisent". Je déconnectais avant la fin du live, dans un mélange de sidération, et donc, de déprime.
Les discours entendus et lus étaient au delà du mièvre et sans une once de radicalité ou de colère alors même que la situation est d'une injustice inouïe. La convergence des luttes, cette arlésienne, est aujourd'hui infaisable pour la bonne et simple raison que les classes les plus populaires travaillent, elles. Je doute que les caissières, les magasiniers, les auxiliaires de vie et autres livreurs qui, hier, bénéficiaient d'un peu de repos, se soient connectés pour parler mindfullness et renaissance de l'idéal égalitaire car les valeurs féminines seraient supérieures aux autres. Ça n'est pas seulement guimauve ou niaiseux, c'est un repoussoir violent : comment susciter une once d'adhésion de celles et ceux qui triment en parlant respiration et musique sans rien politiser ? Déprimant.
Le même jour, le patron du MEDEF disait qu'il voulait couper des congés et des jours fériés et augmenter le travail hebdomadaire. Sans surprise, Bruno le Maire s'emparait de la déclaration pour aller dans le même sens. On aura le droit au classique théâtre social français avec le patronat qui prononce des outrances et le politique qui tempère à la marge pour s'acheter une figure sociale, et au final, une régression violente. Pour l'heure, c'est l'hypothèse devant nous, à 99%.
Depuis les années 2000, la fortune des milliardaires dans le monde a augmenté de l'équivalent du PIB de l'Allemagne et du Japon réunis, 200 millions d'habitants de pays très riches... Chez nous, cette poignée de nababs s'est enrichie en centaines de milliards d'euros. Les 200 familles du XXème siècle sont moins nombreuses mais plus obèses. Les seules 10 premières possèdent 200 milliards d'euros. 200, milliards. Le reste est littérature. Le seul salut pour un monde d'après c'est de partager l'existence : ressources financières, naturelles, temps, emplois. Les discours de reprise post déconfinement tablent à peu près tous sur une exacerbation du tableau dépeint par Saskia Sassen dans son opus magnum "Expulsions, brutalités et complexité dans une économie globale". Je n'ai pas le courage de le relire, mais je crains vraiment d'en voir le worst of chaque jour aux infos.
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