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11/11/2017

L'inquiétante résignation face aux Paradise Papers

Passée une déflagration tonitruante, lundi dernier, le bruit des Paradise Papers s'est amoindri rapidement et six jours après, nous n'en parlons plus du tout. Balayés du fil de l'actualité, évacués comme une kyrielle de faits divers, entre des bébés dans un congélateur et une rixe dans un collège. Encore que, la rixe dans un collège donnerait droit à quelques émissions de décryptages où l'on convoquerait un panel d'experts et sommités pour nous interroger collectivement "que faire face à la montée de la violence ?" Pouvons nous encore vivre ensemble ?" "Les jeunes qui se battent méritent-ils la nationalité française ?". Notre capacité à extrapoler du singulier, de l'accidentel, à l'universel est sans fin, dans ces cas là. Notre croyance à la possibilité de mettre fin aux accidents est sans limite, d'où notre passion pour les petites agressions du quotidien, les petites entraves, les petits risques qui, au fond, sont l'essence même de la vie. Comme le décrivait si bien Ulrich Beck dans la société du risque, nous sommes collectivement devenus risquophobes au point de poursuivre cette croyance inepte dans un monde zéro risque. Croyance décuplée par la pensée des acteurs du numérique : ils voient tout, "tracent" tout, mesurent et savent tout, donc grâce à eux, on pourra éradiquer le crime, les accidents, les manquements au civisme.

Adapté à la fraude, ce discours se déporte inévitablement, inlassablement, sur la fraude sociale. C'est sur eux que nous concentrons l'immense majorité de nos efforts. Ha ! Les arnaques à la Sécu, les fausses cartes Vitale, tout ce que les immigrés sont capables de faire pour piller notre générosité proverbiale. Regardez le nombre de Une, les discours martiaux des Parlementaires sur "ces assistés qui abusent du système". Même les plus libéraux et fâchés comme l'Institut Montaigne estiment que la fourchette haute du montant de la fraude sociale serait inférieure à .... 2% du montant de la fraude fiscale. Moins de 2% et même sans doute 1%, en réalité. C'est le propre des fraudes d'être moins aisées à mesurer, que l'on pardonne le léger flou qui subsiste sur les chiffres après la virgule. En revanche, une chose est certaine, c'est sans commune mesure avec les Paradise Papers... Lesquels ne nous occupent plus l'esprit. Comme si nous étions immunisés, mithridatisés contre ces révélations. Pourtant, foin de complotisme et autres discours délirants sur les fortunes cachées, elles sont là, devant nous. Exposées sans pudeur: 350 Milliards de recettes fiscales cachées dans ces paradis, 120 pour l'Europe et 20 milliards d'impôts qui manquent à la France, chaque année. Pas 20 milliards d'avoirs, 20 milliards d'impôts annuels si on rapatriait ces monceaux d'argent planqués. Plus que les coupes iniques que le gouvernement vient de faire dans les services publics au motif spécieux de l'insolvabilité de la Nation... On nous le montre, le travail infatigable du CIJI nous indique le chemin de solution à nos problèmes et nous regardons ailleurs. Nous reprenons les éléments de langage des libéraux "trop d'impôts tue l'impôt, c'est parce que votre fiscalité est confiscatoire que les capitaux partent"... Les Paradise Papers dégonflent ces baudruches : la fiscalité américaine n'a rien d'étouffante, mais les 13 plus proches collaborateurs de Trump ont tout de même planqué leur argent par avarice pure. Le montant de l'imposition sur les 1% les plus fortunés a diminué de moitié depuis 30 ans selon l'OCDE (peu connu pour être un repaire de bolchéviks). 

Face à ces faits ahurissants nous sommes comme KO, groggy, et les révélations passent sans que nous pressions nos gouvernants d'agir. C'est toujours le même cirque depuis 2009, la première fois que Sarkozy répétait en boucle que "les paradis fiscaux, c'est fini". Bruno le Maire se livre aux mêmes rodomontades aujourd'hui, avec le même sens consommé du ridicule. Un nouveau danger se profile : le rapatriement des capitaux.... A moindre fiscalité. Le plus grand hold up de l'histoire pourrait être fait par Trump qui a besoin de fonds pour financer ses grands travaux et make America great again, fonds dont il dispose d'autant moins qu'il vient de faire passer une réforme fiscale renvoyant Ronald Reagan au rang de social démocrate... Les membres du CIJI révèlent ainsi l'ambition de Trump de proposer un deal monstrueux à tous les détenteurs de fonds cachés (dont beaucoup de ses proches et sans doute ses propres avoirs, via des sociétés écrans) : ramenez tout cet argent aux Etats-Unis, et je ne vous les taxerai qu'à 12% au lieu de 30. Le contribuable américain verra ainsi des monceaux d'argent frais arriver au Congrès pour aider Trump a sa réélection, mais ne verra pas la gigantesque lame de fond de ce qui manque, plusieurs centaines de milliards de dollars... 

Face à ce Titanic fiscal à venir, on peut déjà commencer par mieux nommer les choses. Cesser d'emprunter la langue de l'ennemi qui désigne par "l'optimisation fiscale" ce qui relève en réalité du détournement de fonds publics en bande organisée. Passer le réarmement sémantique, viendra celui du personnel politique car l'assourdissant silence sur la fraude fiscal dans le débat public devient irrespirable. 

05/11/2017

Ce déprimant métier de lire

Récemment, on m'a demandé d'animer quelques conférences lors d'une rencontre littéraire. En quelques jours, j'ai reçu une bonne grosse douzaine d'ouvrages pour me préparer. J'ai eu deux bonnes surprises, dans le lot, deux livres qui m'ont sincèrement plu, à côté desquels j'étais passé et qui m'ont réservé donc, de belles découvertes. Pour le reste, cela va de l'indifférence polie à la réaction affligée, voir exaspérée face à la lecture d'ouvrages dont je ne peux m'expliquer les raisons pour lesquelles une chaîne de responsables ont jugé opportun de transformer des fichiers Word en livres papier... 

La part de lecteurs est éminemment stable, en France. Si érosion il y a, c'est infiniment moins important que ce que voudraient nous faire croire les déclinistes qui dénoncent d'un même élan les écrans, l'art contemporain et l'écriture inclusive ; qui s'exclament fiers de leur trouvaille "quoi de neuf ? Molière !" et ne font jamais rien qui puisse ramener un français à la lecture ou en éveiller un seul. Ne leur en déplaise, les français lisent toujours beaucoup et notre réseau de librairie atteste d'une vigueur enviable dans le monde entier (je me souviens encore de ma dernière visite en Californie où mes hôtes insistait pour me faire visiter des librairies car ils trouvaient incroyables que ces vestiges aient survécu...).  Le nombre de livres vendus dans l'hexagone augmente très légèrement, mais beaucoup, beaucoup, beaucoup moins vite que le nombre de titres "produits", dans les deux sens du terme. Et c'est bien là le drame. 

De plus en plus, en matières d'essais, de documents de "non fictions" comme disent les saxons, nombre de livres paraissent avec pour seul but avoué de faire sa petite tournée médiatique. En politique, les relations incestueuses entre éditeurs et acteurs politique poussent à des sommets d'irresponsabilité : pour quelques livres sérieux, pour quelques livres qui rencontrent un public (pas forcément les mêmes) on assiste à un déferlement sans nom de bouquins ni faits ni à faire, aux propos indigents et aux ventes faméliques. Non pas que la réussite commerciale soit un critère, mais les fours à répétition enregistrés par les éditeurs pourraient les inciter à arrêter. Même avec des a valoir faibles, publier Jean-Christophe Cambadélis, Valérie Pécresse, Axelle Tessandier ou Vincent Feltesse pour prendre des exemples récents sont l'assurance renouvelée de perdre de l'argent. De l'argent, mais aussi de la place en librairie et de l'attention dans les médias car ces non livres ont souvent une couverture presse disproportionnée par rapport à leurs ventes... Et donc, égoïstement, ces livres sont une plaie pour ceux qui ont l'obligation professionnelle de les lire, d'où l'urgence que je vois à faire refluer leur aberrante production. 

Il y a quelques années, Bernard Pivot avait raconté son quotidien professionnel dans un très beau récit, intitulé "le métier de lire", où il narrait sa joie toujours renouvelée, quasi enfantine, à découvrir les paquets, entamer des plongées dans des récits d'auteurs inconnus ou au contraire retrouver ses auteurs fétiches et amis intimes (Modiano, Semprun...). Lorsque le journaliste littéraire le plus célèbre de France avait rejoint l'Académie Goncourt, ses confrères avaient confessé être éberlués par l'enthousiasme de Pivot qu'ils avaient rebaptisé "le roi Lire". Et nombre des autres jurés de confesser, sous couvert d'anonymat cette fois, qu'ils ne comprenaient pas comment on pouvait encore faire preuve de tant de joie devant des romans qui leur tombent des mains, à eux. La différence notable est que Pivot ne lit "que" de la fiction et que l'on peut pardonner beaucoup à un roman qui essaie, même s'il échoue à séduire. On peut se dire que les créateurs ont tenté. Mais dans la non fiction, dans les témoignages, cette règle ne prévaut pas et on aimerait dire à l'immense majorité d'entre eux qu'ils auraient du les garder pour eux, pour leurs dîners en ville, pour leurs archives personnelles même si la façon dont ses livres sont rédigées trahit manifestement une hésitation entre détestation, panique et incapacité face au fait de devoir assembler des mots pour en tirer des phrases. En reposant ces livres non choisis, je me rappelle que je n'aime rien tant que les sélectionner un à un dans une librairie, discuter avec les libraire, peser, soupeser, humer un paragraphe au milieu et le reposer, puis le reprendre. Bref, lire par passion plutôt que cette étonnante et  un peu déprimante découverte de la lecture par devoir.