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14/10/2018

Et bien moi, je vais au café...

Quand j’ai commencé à travailler, il y a 15 ans, ma principale occupation était de réaliser des interviews sous forme de publi-reportages pour le « Journal des grandes écoles ». D’anciens diplômés faisaient payer par leurs boîtes une hagiographie d’eux mêmes destinée à attirer de futurs jeunes diplômés. Je n’ai jamais compris que cela fonctionne, mais à l’époque cela me faisait vivre et je faisais contre vraiment mauvaise fortune bonne nécessité. Étonnamment, je crois que cela continue à marcher. Le capitalisme d’ego et de réseaux a ses raisons que la raison ignore.

Deux choses m’ont particulièrement marquées à cette époque où j'interviewais 3 à 4 "cadres supérieurs" par semaine. Premièrement, la très grande interchangeabilité de ces managers. Le parcours de leurs carrières m'a appris qu'on pouvait sans mal s'élever dans la hiérarchie de groupes en passant des crèmes amincissantes au câble téléphonique, avant d'aller vers le merchandising sportif puis les puces électroniques. "L'expertise" dont ils se gargarisaient souvent, me paraissait en réalité assez ténue et tenir plus des éléments de langage dont ils saupoudraient leurs discours comme de la poudre de perlimpinpin. Me revient en mémoire une novlangue proprement sidérante de vide. Voire des agences de communication comme Stroïka se créer en 2018 pour "mettre fin au corporate bullshit" me semble un signe d'espoir de la sortie du tunnel linguistique. 

L'autre chose dont je me souviens très distinctement, c'est l'acharnement scrupuleux qu'ils avaient à mettre en avant le fait qu'ils travaillaient dur. La mise en scène scrupuleuse et fière de leur stakhanovisme. La rédaction de leur propre légende dorée, de leur "incontestable mérite". L'entretien se terminait toujours par une question type "conseils aux diplômés pour arriver haut comme vous..." et la plupart de revendiquer leur mérite par le nombre d'heures hebdomadaires qu'ils passaient à trimer. Un directeur financier de je ne sais plus quelle boîte, qui portaient fièrement ses initiales brodées sur sa chemise, s'était même écrié "Comment je fais pour être bon ? Et bien je ne vais pas au café, moi !". Il l'avait même répété, fier de sa formule, comme Tartarin, Homais et moult fiers avant lui... Cela m'a marqué de façon indélébile : ceux qui revendiquent le fait de travailler non stop, de ne pas s'aérer pour discuter sont décidément les plus médiocres des plus médiocres. Et ils sont hélas encore trop nombreux.

L'Amazonisation des esprits, cet expansion idéologique du transhumanisme, où le nouvel idéal humain serait de copier la machine imprègne trop les strates dirigeantes. La langue robotisée a imprégné le management avec des consignes telles que "soyons en mode zéro défaut". Cet objectif n'étant pourtant pas atteignable par les humains. Nombre de cadres cheminent docilement vers un objectif irréaliste et leur quête infinie se fait au prix de beaucoup de casse sociale et humaine. 

L'Amazonisation des esprits, c'est la tracabilité de notre temps. La délimitation temporelle de chaque action. L'optimisation permanente. Les réunions plus courtes, plus efficientes. Le temps accordé au déjeuner, jusqu'aux pauses toilettes. La lecture littérale de l'expression "le temps c'est de l'argent", en somme. Un excellent documentaire fut  récemment consacré à ce problème par Arte pour montrer que ce contrôle du temps par le management s'aligne, encore une fois, sur les machines. Cela ne peut que nous désespérer collectivement : avec la montée en puissance de l'IA et des machines, l'avenir de l'homme dans le travail est précisément dans la reconquête de ce qui fait notre humanité. Des rencontres, des échanges, des pas de côté, de la sensibilité, de l'art. Au Japon, le dernier métier en vogue est consultant en baisse du temps de travail. Vous avez bien lu. Embauchés par les dirigeants d'entreprise, ces consultants nouvelle génération ont pour mission d'inciter les cadres à lever le pied. Pas par philanthropie, par vogue ou par humanisme. Non. Par pure rationalité économique. L'excès de travail nuit à la santé, au cerveau, à la créativité. Harassés, desséchés, ceux qui travaillent trop travaillent mal et ne produisent rien. Les faire travailler moins c'est leur rendre leur capacité de créer, tout simplement.

L'urgence managériale est de briser deux dogmes. D'abord "what is not measured is not managed". Cette emprise de l'évaluation permanente a été fort bien dénoncée et analysée par des chercheurs aussi divers que Barbara Cassin ou Roland Gori, montrant tous que le problème est précisément dans le fait qu'on mesure mal, qu'on biaise, qu'on ne voit pas les coûts cachés. Cette tendance à mal mesurer les choses est encore aggravé par les algorithmes évaluateurs qui, pour reprendre le mot de Cardon "les algorithmes voient tout, mesure tout, mais ils sont aveugles au monde qui les entoure". Le fait de laisser du temps à ses équipes pour se ressourcer, s'aérer, faire une thalasso de l'esprit n'est pas aisé à quantifier. Mais on doit avoir la certitude que c'est bon pour tous. Se laisser guider par des convictions et une vision plutôt que des certitudes comptables. Ca n'est pas lyrique ou poétique, eu égard aux fausses évidences mathématiques menant joyeusement de crise en crise, on a le droit de penser autrement. 

Cela exige aussi pour les dirigeants de se libérer pleinement et de ne pas enfermer leurs équipes dans des injonctions contradictoires. Nombre d'entreprises adoptent des pratiques comme la méditation matinale, mais la contraint à 5 minutes. D'autres adoptent des solutions et services comme "culture & sens" permettant aux salariés d'aller écouter des chercheurs sur des sujets hors business. Mais cela se fait sur l'heure de déjeuner, devant un public fort clairsemé et un peu honteux de s'offrir ce temps vu par les autres comme de la glande... 

Ensuite, la croyance qu'il mieux vaut faire maintenant que demain. Il n'y a aucune honte à préférer à la start-up nation, la procrasti-nation. Faire tête baissée, faire sans déconstruire ses erreurs n'a que peu d'intérêt. Mieux vaut chercher à déconstruire pour faire mieux, pour s'interroger sur le sens et l'engagement de ce qu'on propose comme mission. En cet été prolongé par le réchauffement climatique évident, je fais un rêve : celui de rencontrer des dirigeants me disant que pour avoir réussi à créer une entreprise responsable et juste, ce qui a le plus compté c'était d'aller au café....  

 

 

 

 

08/10/2018

PMA pour toutes : extension du domaine de la lutte contre les misogynes et les homophobes.

Comme l’écrit notre grand démographe, professeur au Collège de France, François Héran : « Au fond, l’ordre de grandeur est la chose la moins bien partagée des cultures politiques ». En effet, de même que certains responsables politiques veulent nous faire croire que l’arrivée de 58 réfugiés échoués sur un bateau menaceraient l’identité de la nation française, nombre de voix s’élèvent aujourd’hui pour nous dire que la conception même de la famille est mise en péril par un texte de loi qui permettrait aux couples de lesbiennes et aux femmes seules d’avoir accès à la PMA…

Et pour les semaines à venir, en marge des débats sur la loi bioéthique (le Conseil d’Etat nous a déjà gratifié il y a peu d’un avis jugeant qu’exclure les lesbiennes de la PMA n’est pas discriminatoire) on va se focaliser sur le péril qu’encoure la nation en accordant un « droit à l’enfant » en désaccord avec le droit naturel, lequel n’avait pas prévu que les femmes seules ou ensembles sans hommes puissent engendrer. On voudrait répondre que l’expérience de la Vierge Mari il y a plus de 2000 ans montre que le fantasme de GPA n’a rien de neuf. Mais l’affaire est trop grave.

 

La vérité c’est que, si la PMA n’est pas encore pour toutes, elle est déjà pour beaucoup de françaises et français. Dire avec l’INED que plus de 3% des enfants nés en France le sont par voie médicale ne dit rien de la réalité du pays. Il faut regarder la courbe. En France, cette technique n’existe que depuis les années 70 avec la congélation de sperme et seulement 1982 avec la naissance du premier enfant par FIV d’Amandine grâce aux travaux de René Frydman et Jacques Testart. Depuis, ces techniques connaissent un succès proprement ahurissant, et une croissance exponentielle impressionnante. C’est de cela qu’il faut parler. La PMA est surtout et avant tout une réponse de plus en plus utilisée pour tous les couples hétérosexuels qui ne parviennent pas à avoir d’enfants. Entre 10% et 15% des couples rencontrent des problèmes d’infertilité temporaire (résolu de façon naturelle au bout de quelques mois ou années) ou chronique, exigeant donc l’intervention de la médecine. 10 à 15%, c’est l’avenir de l’humanité qui se joue là !

Pour expliquer cette extraordinaire et sans précédent montée de l’infertilité, les réactionnaires religieux, notamment les catholiques, avancent l’argument suivant : on fait des enfants trop tard. Par « on », comprenez les femmes. La vogue des nouveaux pères quinquagénaires ne chagrine pas le clergé outre mesure. Non, le problème serait l’avancée en âge du premier enfant pour les femmes, qui intervient après 30 ans. Nos amis de l’église nous enjoignent à respecter la nature et à se marier plus tôt et à enfanter un peu plus tôt. Les femmes. Là, je déplore un manque de pragmatisme : tant qu’à faire, pourquoi ne pas inciter franchement les femmes à pondre obligatoirement à 18 ans. On règlerait ainsi un double problème national. D’une part les jeunes parturientes ne reprenant pas d’études supérieures, pas de problème de places dans l’enseignement supérieur et autres psychodrames de Parcoursup. D’autre part, les femmes élèvent leurs enfants ce qui règle le problème du chômage des hommes. Elle est pas belle la vie ?

 

L’argument d’une misogynie crasse masque mal la réalité des faits. Comme le rappelait le site d'Usbek&Rica dans une interview il y a un mois, la qualité et la concentration des spermatozoïdes a baissé de plus de moitié en quelques décennies à peine. La chute est telle que c’est désormais la survie de l’espèce humaine qui est en jeu. En cause ? Les ondes, les perturbateurs endocriniens, la sédentarité nouvelle et autres pathologies du « progrès ». Repensons aux propos de François Héran : quelle place pour le fait que les problèmes d’infertilité débouchant sur des demandes de PMA sont très majoritairement liés à des problèmes d’hommes hétérosexuels ? Marginale. En revanche, agiter le spectre de la décadence à cause des lesbiennes et des femmes seules (donc un peu suspectes, ne nous mentons pas…), ça marche toujours. Comme le montre magistralement Mona Chollet dans son essai sur les Sorcières, les imaginaires misogynes ont toujours redoublé d’efforts quand il s’agissait de sauver la mâle patrie. Le débat, très mal posé, sur l’élargissement de la PMA pour toutes en est une nouvelle illustration. Peu de place pour la sororité dans notre devise républicaine qui fait la part belle aux frères. Quand le sage montre la lune, l’imbécile regarde le doigt dit-on. Quand le sage montre les périls gigantesques de l’infertilité pour toutes et tous, l’imbécile regarde les lesbiennes et femmes seules.