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08/11/2013

La larme du doute

TR Arès Petite.jpgLes grands patrons, quand on en a vu un, on les a tous vus. Voilà, en somme, ce que je pensais avant d'interviewer des dirigeants. A la base, cela devait me permettre d'évacuer toute pression, la martingale voulant qu'on les imagine en sous-vêtements peut lasser. Pour étayer l'affirmation au-delà de la démagogie, on conviendra qu'ils sont déjà tous - dans le CAC 40 - des hommes, formés aux mêmes écoles, avec les mêmes réseaux et capables de passer d'un groupe à un autre. Pour un Christophe de Margerie, un Jean-Paul Agon et un Frank Riboud (ça fait 3...) on compte de nombreux managers passant de MCDO à Accor comme d'autres sautent de lianes en lianes. Un grand patron a donc souvent le même profil socio-culturel.

Pour autant, résumer leurs différences aux boutons de manchettes et à leurs coiffures serait une erreur colossale. Je passe sur l'efficacité de certains et les limites d'autres, je ne veux pas ici parler de stratégie. Pas plus que je ne commenterais leurs caractères, même si certains me donnent du "comment va vieux ?" en me tapant dans le dos quand d'autres me salueraient avec des gants s'ils pouvaient. Là n'est pas la question. Ce qui me taraude, c'est plutôt leurs convictions de fond sur la société inclusive qu'un nombre croissant de voix appellent de leurs voeux. Il y a certes le développement constant de l'entreprenariat social, de l'ESS, mais il est illusoire de croire à un changement de société si ces pionniers réparent avec énergie ce que d'autres cassent. Ces capitaines de navires gèrent encore des dizaines de milliers d'emplois et surtout passent des contrats avec une myriade d'autres acteurs. Je veux bien entendre le discours sur leur développement qui passe par l'international et leurs marges aussi, ils n'empêchent que leur impact en France est toujours colossal et qu'ils ont donc un rôle central. Nul autre pays d'Europe n'a le  même nombre de grands groupes que nous, dont on peut penser ce que l'on veut, mais choyés par le politique qui y place souvent ses hommes (droite et gauche confondus, une consanguinité record) ces groupes peuvent changer la donne en matière d'emplois. Et au-delà des postures globales, les décisions individuelles de ces PDG sont à juger à l'aune de leur moelle. Le gros mot est lâché mais ce que m'a évoqué ma rencontre récente.

Je venais animer un lancement de club solidaire pour un ami entrepreneur social. Au programme, avant des expériences pratiques présentées en binôme par des représentants d'entreprises, une discussion entre le sociologue Norbert Alter (je renvois à la lecture de tous ses livres! ) et le PDG d'Axa, Henri de Castries. HEC, ENA promotion Voltaire, PDG d'un assureur du CAC 40, quelle mouche avait donc piqué les organisateurs pour venir choisir ce parangon des élites parler des plus fragiles, des plus délaissés ? Je ne voyais pas en quoi il pouvait différer de XX ou YY sur ces questions de publics qu'il ne connaît qu'en pur abstraction théorique, parce qu'il lit sans doute les journaux.  

Bon, le cliché est minuscule et plongé dans l'obscurité, mais on devine l'attention dont est capable le monsieur, à gauche (sur la photo). Surtout, au moment ou Norbert Alter s'est lancé dans un exposé précis j'ai vu un truc inouï : de Castries pleurait. Littéralement. Les yeux d'abord rougis, puis mouillés, j'imagine qu'un sursaut de surmoi lui faisait retenir ses larmes aux coins des yeux et évitait qu'elles ne roulent sur ses joues. Il n'empêche. Je devinais là toute la complexité sincère du personnage qui croit sincèrement au besoin d'inclure les fragilités. Qui a, tout aussi sincèrement donné de son temps, prêté son amphithéâtre et offert le petit dèj à 200 personnes sans sourciller, dit qu'il faut faire plus et d'ailleurs son groupe s'implique. Mais dans le même temps, il sait que son board lui rétorquera qu'il n'y a pas de place dans le bilan de fin d'année pour la ligne "fragilité". Les 2 forces s'entrechoquent comme des bouquetins se chargeant front contre front. Bien sûr, la logique libérale fait que les plus fragiles trinquent toujours. Il ne faut pas se voiler la face. Mais dire qu'ils sont tous des salopards sans conscience ne fait guère avancer le schmilblick. Tant que je verrais cette larme du doute, et j'étais suffisamment près pour savoir qu'elle n'était pas de crocodile, je croirai que le changement peut aussi venir de ces grands patrons.

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