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19/02/2017

Où s'arrêtera la fracture de la vérité ?

imgres.jpgHier, Donald Trump mal à l'aise après un premier mois cataclysmique à la Maison Blanche, est parti se ressourcer en Floride où il a pu retrouver la liesse de la campagne devant quelques milliers de supporters. Assez vite, il a tapé sur sa cible favorite : les médias. Lesquels sont coupables de répandre partout des fausses informations. Je crains qu'il ne soit difficile de revenir en arrière sur ce sujet du vrai et du faux et je me demande quelle sera l'étendue des dégâts de ce discours anti vérité officielle. 

Il y a quelques années, je me souviens de mon effroi alors que je donnais mon premier cours d'analyse de l'actualité de l'année. Lors de ce cours, j'expose les bases méthodologiques du cursus : toutes les opinions sont les bienvenues dans ce cours, personne ne doit se sentir empêché d'exprimer des sentiments contraires à la doxa ou à l'opinion du professeur. Les seules choses exclues du cours sont les thèses complotistes ou niant l'histoire comme celles évoquant le fait qu'aucun avion ne s'est encastré dans le World Trade Center le 11 septembre 2001. Ni une ni deux un de mes étudiants m'évoquent "des faits troublants", "une vérité officielle" et ad nauseam pour me dire que quand même c'est bizarre cette histoire d'avion comme par hasard le jour où les travailleurs juifs n'étaient pas dans les tours. Ce débat m'a marqué comme ce que j'ai vécu de pire en 8 années de professorat... J'ai eu des étudiants frontistes, racistes, xénophobes, misogynes... On peut toujours discuter et essayer de les ramener à d'autres horizons intellectuels. Démontrer l'inanité de certains raisonnements et autres. Ceci parce que nous sommes unis par une même structure, un même squelette de lecture du monde. Nous en faisons des interprétations différentes et au fond, ça s'appelle la démocratie.

Cette étudiant était au-delà du squelette, au-delà du scope, au-delà de la vérité comme on dit beaucoup aujourd'hui. "Pourquoi et comment en était-il sorti ?", est une question qui m'a longtemps hanté. Après tout, les complots millénaristes et les fausses informations à succès ne sont pas nés avec internet, c'est un phénomène aux racines très anciennes. Si cela revient aussi fortement aujourd'hui, l'argument technologique ne peut être une réponse satisfaisante. L'autre piste avancée par les opposants à ces complotistes est de rejeter la faute sur l'éducation, sur la décadence des savoirs "les jeunes ne lisent plus, ma bonne dame". On peut là aussi en douter : au Moyen-Age et plus prés de nous au XIXème, le taux d'alphabétisation de la population française était très très très (ad lib) inférieur à l'actuel. Je veux bien concéder que le niveau du bac a beaucoup baissé depuis Rimbaud, mais il faut mettre cela en perspective avec une élévation sans précédent du niveau de connaissances de l'ensemble des français et le fait que 80% des jeunes français le passent, contre 1% à peine du temps de Rimbaud. Donc l'argument de l'inculture ne me convainc pas non plus. Le seul qui trouve grâce à mes yeux est celui de l'épuisement et de la désespérance face à une vision unique de la "vérité", une conception quasi religieuse, monolithe de la "vérité" qui serait récitée par quelques sachants.  

En écoutant l'Esprit Public sur France Culture ce matin, la question de la "vérité" vous saisit violemment : les 4 commentateurs évoquaient tous leur consternation pour les votes du Brexit et de Donald Trump, craignant que par effet domino, ceux-ci n'augurent de l'élection de Marine le Pen. Tous issus du cercle éclairé de la raison qui va de la droite du centre gauche à la gauche du centre droit , ils sont aveugles aux idées qui ne sont pas les leurs. Aveugles aux alternatives comptables, idéologiques, intellectuelles. Un tropisme qui tient vaguement à leur CSP, à leur génération, à leurs fréquentations, sans doute. M'enfin, pour eux, point de salut sur ce qui dépasse Valls sur sa gauche ou Bayrou sur sa droite. Inutile de dire qu'ils n'ont pas de mots assez doux pour Macron, cette année, même s'ils préfèrent Bayrou, plus respectable vis à vis de l'argent. On parle de libéraux complexés, tout de même... Mais j'en reviens à mes fake news : à propos du Brexit, du vote de Trump et de l'explosion du vote d'extrême droite en Allemagne, tous les commentateurs s'accordaient sur le fait que ces votes étaient incompréhensibles dans la mesure "où ces pays vont plutôt bien économiquement". Alors, ils cherchent querelles identitaires, mal être des mâles blancs et irrationalité des masses populaires qui seraient un peu connes, en gros. Dans les dix minutes qu'ils passeront à gloser sur les populismes, jamais ils ne remettront en question leurs propres certitudes sur le fait que "ces pays vont bien". Une dénégation semblable à celle d'Hillary Clinton vantant le bilan de deux mandats d'Obama. Ca va bien. Hollande à tenté la même chose avec son "ça va mieux" et il a eu la lucidité qui fit défaut à Clinton en renonçant à se présenter. Si l'Esprit Public a une audience tout à fait confidentielle, les thèses développées là bas ont en revanche un retentissement très conséquent. De TF1 à France 2, de l'Opinion au Figaro, de BFM à je ne sais quelle feuille hebdomadaire, on fait également le récit d'un monde où l'économie va mieux en Amérique en Angleterre et en Allemagne sans remettre le dogme en question. 

D'où la question que l'on devrait tous se poser : ça va mieux d'après qui ? D'après le FMI, l'OCDE, la BCE et la FED. Toutes institutions aux vues parfaitement convergentes : on observe uniquement le taux de chômage et le total des richesses produites pour estimer la situation. Des chiffres complètement aveugles au fait que des millions de personnes dans ces pays travaillent, mais sont sous le seuil de pauvreté et où les richesses produites sont si mal partagées, si mal redistribuées, qu'elles ne font qu'ajouter au malheur du monde. Sur ce point, tout le monde est d'accord et c'est d'ailleurs le point aveugle des politiques actuelles : Fillon et Macron vous concèderont, si vous les interrogez, sur le fait que les montants sans précédent de fraudes fiscales et d'inégalités posent problème, mais ils botteront en touche. Fillon vous dira que la fraude sociale est aussi à contrer. Macron lui, nous parlera de nos indignations à géométrie variable au motif spécieux que les inégalités de revenus des footballeurs ne choquent personne (ce qui est gonflé, dans la mesure où les salaires des footeux choquent TOUT le monde). Ce faisant, ils n'ont plus à justifier leurs responsabilités dans la dérégulation à l'oeuvre et l'augmentation des inégalités. Ce faisant, ils maquillent la vérité et recouvrent le commentaire dominant d'une grosse couche d'enfumage. Si épaisse que nombre de gens s'en rendent compte et votent contre eux. Comme ils ne l'admettent pas, comme ils cherchent des mauvaises raisons aux humiliés, on ne progresse pas et ce faisant, on ne répare pas la fracture de la vérité. En espérant que cette blessure actuelle ne finisse pas en gangrène...