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28/02/2017

Christophe Guilluy a raison (et ça annonce rien de bon)

51pgziGkIzL._SX323_BO1,204,203,200_.jpgDans une interview récente à Canal +, le géographe Christophe Guilluy, auteur du "crépuscule de la France d'en haut" a eu cette saillie, reprise par le Front National dimanche à Nantes : "aujourd'hui un parisien est plus proche d'un habitant de New York que de la Creuse". L'homophilie des élites mondialisées et le mépris pour les classes rurales ; un boulevard pour le FN. L'exemple américain, évidemment, permet de mettre en avant le fait que les riches mégapoles américaines sont des îlots de prospérité coupés de la réalité profonde du colosse au pied d'argile qui a appelé à l'aide Donald Trump. 

Depuis son ouvrage "fractures françaises" Guilluy met les commentateurs en émoi : comment le traiter ? Sérieux, bardé de diplômes et de références honorables, il est plutôt étiqueté à gauche mais ses thèses sont sans cesse reprise par le FN. Alors, infréquentable, Guilluy ? Je ne sais pas s'il apporte de mauvaises réponses, mais il pose les bonnes questions au sujets des fractures territoriales. Il est géographe, rigoureux et il plonge le sel dans la plaie sans se demander s'il plaira ou non, à titre personnel ça me le rend très sympathique.

Guilluy n'est pas un Torquemada, un imprécateur, un pamphlétaire ; il observe cliniquement l'abyssal écart qui se creuse entre les mégapoles qui concentrent les opportunités (et les vainqueurs) de la mondialisation et les zones rurales où disparaissent les services publics, les usines, les commerces des centres des villes moyennes, les filières d'enseignement... La tyrannie du cool qui ne réalise même pas la violence de cette "société ouverte" où la lutte des places se fait plus étouffante chaque jour eu égard au prix que cela coûte d'habiter les espaces qui offrent toutes ces possibilités n'a pas conscience du reste du pays.

Tout le monde veut manger bio, avoir le choix entre des tas de formations, de filières, de métiers différents. Mais cela dépend de plus en plus de votre code postal. Les inégalités se recoupent dessus, y compris ethnique et religieuses, mais l'avantage de Guilluy c'est de remettre la composante sociale en premier. L'affaire Théo est arrivée dans un quartier sensible d'Aulnay sous Bois. Les contrôles de police dégénèrent moins dans le Marais, les flics arrêtant au faciès ne se permettraient pas les mêmes libéralités dans un quartier privilégié, il pourrait s'agir d'un autochtone propriétaire pouvant dénoncer le contrôle au commissaire.

L'analyse de Guilluy marche à l'évidence et même puissance 100, aux Etats-Unis. Hillary Clinton l'a ignoré, se permettant même d'insulter les électeurs de Donald Trump en expliquant qu'ils étaient stupides et limités intellectuellement. Le mépris de classe revient vitesse grand V. L'analyse marche aussi en Angleterre, en Italie, en Espagne. Mes derniers voyages à Barcelone ou à Madrid m'incitaient effectivement à dire que la crise était fort belle, vue des métropoles joyeuses où le tourisme et les nouvelles industries tournent à plein. Je n'ai pas pris le train régional qui m'aurait permis, en une centaine de KM à aller voir l'Espagne qui souffre, l'Espagne où les jeunes retournent vivre chez leurs parents faute d'emplois et de ressources... 

Enseigner à Sciences Po avec une vingtaine de nationalités me permet d'avancer que l'analyse de Guilluy va bien au-delà : elle fonctionne y compris dans des pays qui ne sont pas des démocraties. Je rentre instantanément en empathie, en résonance de références et de valeurs avec des étudiant(e)s qui ne vivent pas dans des démocraties. Certains vivent dans des pays où l'homosexualité est interdite, où la peine de mort tourne à plein, où les femmes sont priées de ne pas trop se mettre en avant. A part un étudiant sur 60 que je suspecte d'aimer se singulariser, tous rejettent les populismes, sont féministes, pro droits des minorités, LGBT, une grande partie d'entre eux pensent que la solidarité et le partage sont des valeurs essentielles. Un grand nombre d'entre eux sont coupables de ce que Morozov appelle le "solutionnisme" à savoir la croyance que la technologie sauvera le monde. Cela devrait amener à réfléchir, tout de même, sur la fracture de plus en plus béante entre les idées d'une élite très éduquée et les milieux populaires. Un grand nombre de mes étudiants ne sont pas riches, pas encore, pas issus de milieux très privilégiés ; ils sont là grâce à des bourses de leurs états respectifs. Mais ils savent, à vingt ans, qu'ils ont leur destin en mains, qu'ils ont une infinité de possibilités devant eux, ce qui les rend réceptif à la société ouverte. Qui peut donc s'accommoder de formes de censures ou de pouvoir autoritaires qu'elle peut contourner. Si leurs pays se ferment trop, ils peuvent partir vers une contrée plus accueillante. Mais ces exils auront une limite...

Il faut lire Guilluy et en tirer les conséquences : il a raison. Point barre. Les élites dépeintes par Guilluy, auxquels on peut ajouter les aspirants à ces élites, les possibles vainqueurs de la loterie mondialisée seront toujours moins nombreux que les perdants de la mondialisation et la dynamique n'est pas de notre côté. Le propre de "ceux d'en haut" est d'aimer les mesures "soft" soyeuses, mais en bas ça gronde et réclame des changements massifs. Plutôt que de traiter leurs votes par le mépris, voyons le côté positif : il y a une envie de politique. Mais une envie de changements radicaux, pas de mesurettes. Messieurs les progressistes, allez au bout de votre logique, la demande de partage (temps, richesses, opportunités, espaces) est immense, saisissez là où vous serez engloutis par ceux qui promettent plus et font plus. Pour le pire...