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21/04/2018

Les individus n'existent pas

Qui oserait proférer une chose pareille, aujourd'hui ? Pas grand monde. Pourtant, il y a urgence à prendre le contre pied culturel de Margaret Thatcher, laquelle avait déclaré en 1987 (alors qu'elle était encore premier ministre):"Nous sommes arrivés à une époque où trop d'enfants et de gens (...) rejettent leurs problèmes sur la société. Et qui est la société? Cela n'existe pas! Il n'y a que des individus, hommes et femmes, et des familles".  

Nous sommes alors à la fin de la guerre froide et la peur du rouge, qui devrait être réservée aux bêtes à cornes comme disait Victor Hugo, faisait dire n'importe quoi aux libéraux. Trente ans après, cette phrase est le mantra non seulement de canards conservateurs, Le Figaro expliquant les inégalités scolaires par un manque de volonté d'intégration des enfants d'immigrés, mais aussi des canards supposés être plus ouverts. Quand ils traitent de sujets plus marqués à gauche comme l'ESS, l'économie sociale, ils mettent en avant des entrepreneurs et exhortent d'avantages d'individus animés par une fibre sociale... La prévention en santé reposerait sur le bon vouloir des individus. Pensez à manger vos cinq fruits et légumes, à pratiquer une activité sportive régulière, à ne pas manger trop gras, salé, sucré...Ad lib. Peu importe que les inégalités sociales face à l'obésité et autres explosent, le problème c'est l'individu, mais il faut l'enrober. On n'écrit pas encore "les pauvres se complaisent dans la graisse", mais on le pense un peu, hein. C'est de leur faute, ils préfèrent Burger King au quinoa...

Idem pour l'écologie, où l'on exhorte les individus à couper l'eau pendant leur brossage de dents, faire pipi sous la douche et trier ses déchets. Les quartiers chics ont des poubelles jaunes qui débordent sans penser qu'un bon déchet est un déchet qui n'existe pas... Sans penser que 90% des émissions de CO2 sont dus aux 10% les plus riches qui voyagent sans cesse, consomment des équipements informatiques énergivores... Le bilan carbone des zadistes est autrement plus modestes... Plutôt que de regarder, collectivement, pourquoi notre mode de production est suicidaire, on préfère conscientiser les individus sur leur petite tâche personnelle... Misère. 

Je me souviens d'un échange avec le fondateur du magazine Socialter qui me disait avoir beaucoup réfléchi à la manière d'illustrer ses couvertures : des idées ou des visages ? Il penchait pour le premier, il a choisi, par confort et par facilité, la seconde... Voilà bien la défaite absolue : opposer aux libéraux, des armes de libéraux. A Bill Gates, on voudrait opposer Yunus. Hérésie... Yunus, ou Ostrom, Esther Duflo, travaillent sur les causes sociales, collectives, des problèmes sociaux et les façons collective de les résoudre. Puisse-t-on les lire plus. 

De toutes les batailles culturelles perdues par la gauche, celle de l'individualisation est sans conteste la défaite la plus cinglante. Régis Debray nous dirait en bon médiologue que l'évolution des techniques de communication a parachevé cette noyade : chacun devenant son propre média par Instagram, Twitter et Facebook interposés, les égos individuels rayonnent comme jamais auparavant. Les anonymes et collectifs existent toujours bien sûr, mais ils relèvent plus de la marge que de la norme...

Les institutions politiques ne nous aident guère, non plus. Avec notre hystérisation politique autour de la présidentielle aggrave notre cas. Or la figure du messie est toujours moisie. De Jésus à Staline, il n'y a pas de sauveur suprême. Lors de la campagne 2017, nombre d'amis voulaient me rassurer sur En Marche en me citant quelques individualités "de gauche" ou hyper sociales rejoignant le camp. Et alors ? L'Abbé Pierre pourrait être en marche, le projet (prononcez proooojeeeeet) resterait libéral, facteur d'explosion d'inégalités et tutti quanti. Il faut être naïf, crétin ou un peu les deux pour ne pas le voir.

Pour les législatives, le collectif #Mavoix avait tenté de faire valoir une alternative non personnalisée, décentralisée et collective. Quantitativement, échec retentissant. Dans les urnes, peu de bulletins. Mais dans les têtes ? Pour avoir assister à nombre de réunions, le phénomène était systématiquement le même pour ceux qui découvraient : étonnement / sidération teintée d'une légère moquerie, puis tentative de comprendre et prise de conscience des failles gigantesques d'un système actuel relevant plus de la monarchie élective que de la démocratie. Nombre de facteurs court termistes, utilitaristes, pragmatiques, expliquent l'échec dans les urnes. Mais dans les têtes, la graine du doute est là...

Je ne crois pas aux individus. Pas isolés. Pas tels qu'on nous les raconte. Les mots de cette note sont les miens, mais ils sont aussi le fruit d'une enfance où les livres envahissaient les murs, où les invités à la table parentale avaient tant de choses à raconter dans de nombreuses langues. Les mots de cette note me viennent plus facilement pas seulement parce que j'aime les manier, mais parce que je fus élevé en ce sens. 

Les dominants refusent avec Thatcher de croire en la société car cela diminue leur "mérite". Michel et Augustin préfèrent dire qu'ils ont commencé dans leur cuisine, c'est plus méritoire. Plutôt que d'avouer que l'un des deux était le petit fils du fondateur de la BNP, ce qui facilite l'obtention d'un premier prêt.... Les dominants n'aiment pas admettre qu'ils avaient la course tellement facilitée à la base. Tout leur discours repose sur des termes sélectifs, se berce d'une chimérique compétition sans voir qu'il est aisé de gagner une course de haies quand vos adversaires font la course en sac... Il n'y a que la vérité qui blesse, dit-on, les blessures narcissiques peuvent se soigner avec une belle introspection. Camarades dominants, commencez donc une analyse en ce sens : les individus n'existent pas, ça n'est pas la fin du monde pour autant, juste le commencement d'un nouveau monde.