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21/05/2018

On ne se révolte pas par décret

Dans le classique sociologique "La société bloquée" (1970), Michel Crozier écrivait une phrase magique d'intemporalité : "on ne gouverne pas par décret". Quand bien même on voudrait que les serveurs des cafés deviennent sympas, jamais une loi démocrate n'y parviendra. Dans un régime autoritaire, c'est une autre histoire. A partir du moment où l'on redoute que notre client soit un dignitaire à même de nous jeter au goulag, on fait des efforts d'amabilité. Convenons que ça n'est guère souhaitable comme horizon collectif.

50 ans après, alors que l'on commémore la grande insurrection de mai 68, on pourrait, hélas, prolonger la fulgurance pour dire à certains responsables politiques qu'on ne se révolte pas par décret. Entendre certains arguer de l'imminence du déferlement d'une "marée humaine" ou d'un hypothétique "front populaire" ne peut qu'engendrer des déceptions. Pourtant, tout concoure à le souhaiter et surtout, tout légitime cette insurrection, aujourd'hui. Politique fiscale d'une injustice folle, casse du service public, des aides aux plus fragiles, destructions des statuts de protection pour aligner tout le monde vers le bas, vers une société parfaitement liquide, entièrement faite de libertés sans égalité. Face à cela, la justification d'un déferlement populaire est là. Mais le ruissellement n'aura pas lieu.

Pourtant, à songer que deux millions de personnes sont descendues dans la rue pour s'opposer à un projet de loi à l'impact sur la société aussi ténu que le mariage pour tous, en appliquant une règle de trois de la justice sociale, on devrait être 20 millions au bas mot dans la rue samedi. Ca ne sera pas le cas, ça ne fonctionne pas comme ça. Je ne joue pas les briseurs d'élan ou les bougons, hein. Je ferais ma part de Colibris, j'y serai. Mais quand le Front Populaire l'emporta, quand le CNR obtint la sécu et la retraite contre l'avis de Gaulle (ha, le révisionnisme historique sur "la concorde" du CNR, lol) , quand 68 déferla à nouveau contre de Gaulle, ld PCF comptait plus de 600 000 adhérents, les syndicats affichaient des effectifs pléthoriques, la mobilisation gigantesque était à portée de mégaphone. Tout cela a vécu. 

La faute a une gueule de bois idéologique colossale et à des défaites culturelles à répétition où nous nous écharpons dans des querelles pichrocolines avec une stupidité qui n'est pas sans rappeler le coyotte tombant dans les pièges toujours identiques de Bip Bip. Quand la justesse sur le fond d'une insurrection estudiantine contre un inepte projet de loi se voit réduit au voile d'une des leaders de la contestation, on se dit que c'est pas gagné. Quand la grève des cheminots est mise en parallèle de la retraite des agriculteurs, quand la souffrance des fonctionnaires est comparée à celle des livreurs Deliveroo etc... Ad nauseam. 

Espérer gagner les batailles d'aujourd'hui avec les méthodes d'hier est un leurre. L'état de conscience sociale du pays ne permettra pas un renversement global, un tsunami social. En revanche, regagner les batailles concrètes et locales, ça c'est jouable sans attendre personne. C'est peut être moins emballant, moins utopique, mais pour faire tapis mieux vaut avoir une quinte flush dans sa main et nous avons au mieux une paire de valets...