Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

08/07/2018

L'entrepreneur, le migrant et le risque

En 1968, l'assistant de Michel Foucault, François Ewald, croisait pour la première fois la route d'un maoiste appelant à éviscérer les patrons, Denis Kessler. Leurs mots d'ordre commun étaient liberté (de moeurs, de choix, de pensée) et autonomie (de classe, vis à vis des dominants). Trente deux ans plus, en 2000, le binôme mettaient leurs plumes en commun pour écrire le programme du nouvellement crée MEDEF d'Ernest Antoine Seillère. Au programme : liberté (fiscale, sociale, de contrats) et autonomie (des entités locales). Un renversement à 180° de la révolution libertaire de 68 en révolution libérale. Le tout dans un vibrant hommage à une valeur cardinale : le risque.

Depuis vingt ans, cette ode au risque n'a fait qu'augmenter, jusqu'à la nausée. A la suite de Seillère, Parisot, Gattaz et demain Roux de Bézieux mettront en avant l'urgence de baisser les normes et la fiscalité qui pèse sur les entrepreneurs, au motif qu'ils prennent des risques. L'allégorie de la performance, du sport, de la course, revient sans cesse. Pour être compétitif, agile, il faut avoir le moins possible de poids au pied et vous l'aurez compris, ce qui vous empêche d'avancer, ce sont ces idioties de lois et ces pénibles taxes... Or, cette logique d'une binarité extrême se répand avec force relais médiatique et nombre d'événements, symposiums et autre prises de parole pour parachever la vision du monde suivante : privé = bien, innovant, créateurs de richesses / public ou non lucratif : mal, conservateur, dilapideurs de richesses. Le triomphe de cette pensée Challenges a même contaminé le public ou les hauts fonctionnaires se voient désormais comme des "managers publics". Avec ça... J'ai même souvenir de l'ineffable Xavier Bertrand filant la métaphore managériale à propos de son mandat de Président de Région. "Je n'ai pas de fonctionnaires, mais des salariés, pas d'électeurs, mais des actionnaires à qui je dois rendre des comptes. Pour eux, je me dois de prendre des risques payants". Toute la journée, donc, le risque, le risque, le risque. 

L'angle mort de leur raisonnement, ce sont les migrants. L'excellente tribune de Piketty ce week-end dans le Monde rappelle pour la 100ème fois que si crise il y a depuis quelques années, c'est une crise de l'Europe, seule partie du monde riche à se crisper autant face à des arrivées relativement modestes, en réalité, de populations migrantes. Toutes proportions gardées, les Etats-Unis, le Canada et la partie riche de l'Asie / Océanie accueillent bien de plus de migrants que nous. Nous les repoussons au motif qu'ils menaceraient notre qualité de vie, l'équilibre de nos Etats-Providence et bien sûr, nos sacro-saintes valeurs. Mais c'est alors qu'oubliant la tendresse, on voudrait pousser un cri du coeur : et l'amour du risque, bordel ?

Nous repoussons, nous cabrons, nous fermons, face à des populations qui, pour 100% d'entre eux, ont fait leurs preuves quant à leur goût pour le risque. Quitter leurs pays, où ils sont installés, connaissent la langue, les codes et coutumes, ont un capital social et culturel, tout perdre pour aller tout retenter ailleurs, c'est jouer tapis comme on dit au poker, le risque maximum. Un risque contraint, un risque de désespéré, mais un risque à son acmé avec, au summum du dramatique, le fait d'embarquer sur des embarcations si frêles et aléatoires que des milliers d'entre eux ne verront jamais la rive européenne de la Méditerranée. Face à ça : que pèse les risques des entrepreneurs ? Le stress face au jury du pitch de la BPI ? Le fait de planter joyeusement des boîtes en laissant derrière eux des millions de dettes qu'ils ne sont pas tenus d'éponger ? Le fait de revendre sans se soucier du devenir de leurs salariés ? Ca n'est pas sérieux. Ca devrait être risible et misérable. Et pourtant, quand des responsables politiques comme économiques expliquent à deux phrases d'intervalles "qu'ils ont pris tous les risques pour monter leurs boîtes" et juste après "que les migrants doivent d'abord prouver qu'ils veulent s'intégrer, qu'ils sont prêt à montrer leur goût de l'effort", le silence coupable de ceux qui ne portent pas une contradiction violente est un silence munichois.