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16/04/2019

Notre-Dame, loi du mort-kilomètre puissance 10

Ce matin, le feu a cessé et Notre-Dame est toujours debout. Salement amochée, défigurée, mais debout. On ne parle que d'elle, partout. Croyants, non croyants, responsables politiques, économiques, artistes, l'émotion est unanime. Comme au lendemain de Charlie, du Bataclan, bien plus que pour les 600 morts annuels dans les rues du pays. 

Le Président a repoussé son discours de réponse à la crise sociale, François Pinault a débloqué dans la nuit 100 millions d'euros de sa poche pour rebâtir le joyau de 8 siècles. Bernard Arnault a surenchéri à 200 millions parce que les deux nababs se haïssent tellement qu'il ne faut surtout pas manquer une occasion de se chicaner pour montrer qui a la plus grosse... Les Bettencourt ont remis 200 au pot et Total a rajouté 100 pour voir dans un poker de l'indécence des grandes fortunes qui nous disent à longueur d'année qu'elles sont à l'os quand il s'agit de financer notre modèle social de base. Dans une époque qui célèbre le présentisme absolu, on omet de se rappeler que les incendies sont hélas le lot commun des chefs d'oeuvres architecturaux depuis la bibliothèque d'Alexandrie au Palais de Westminster en passant par l'hôtel de ville de Bruxelles et l'immense majorité des édifices religieux d'Europe... Le feu n'est pas toujours prométhéen et libérateur. Et la plupart du temps, on reconstruit sans pouvoir juger des différences (d'ailleurs l'adage dit bien "on y voit que du feu"). C'est ainsi. Pour une fois, nous l'avons vécu en direct et nous ne réalisons même pas ce petit miracle : il n'y eut aucune victime. Aucune, zéro. 

En lisant et écoutant la puissance des réactions, on ne peut que penser à la toute première loi en école de journalisme, celle du mort-kilomètre. Celle-ci dit que 1000 morts à Manille nous importent moins qu'un mort dans le dix-huitième arrondissement de Paris. L'incendie de Notre-Dame, c'est Manille puissance 10.

Aucune victime, la cathédrale toujours la avec sa structure, des joyaux conservés et la possibilité de la reconstruire à peu près à l'identique préservée. Ces éléments devraient nous pousser à relativiser infiniment le drame et à ne pas convoquer tous les superlatifs. Garder un peu de décence, quand même, les deux tours sont toujours là. 

On n'est pas obligé d'opposer violence symbolique et violence sociale, mais tout de même. Prendre la mesure des ordres de grandeur, c'est réaliser la facilité avec laquelle des milliards vont affluer pour reconstruire ce morceau d'histoire précieux quand il est à peu près impossible d'en obtenir le 1/10ème pour aider des urgences hospitalières en sous-effectifs chroniques, où des patients expirent parfois sur leurs brancards faute de prise en charge à temps. Moi aussi j'aime Victor Hugo, j'aime les bâtiments historiques. Et puis c'est ma ville, je reconnais que les images m'ont plus ému que la destruction de Palmyre parce que j'y suis allé souvent. Pourtant, si je réfléchis deux secondes, la destruction de Palmyre est plus dramatique car tout a été rasé par les bombes de la guerre, qu'on ne peut plus rien faire à part des reconstructions virtuelles, en 3D, et qu'il n'y aura pas de moyens pour cela... J'aime vivre dans une ville où les siècles nous contemplent, mais j'aime plus mes semblables que les gargouilles et plus l'écosystème vivant que les gargouilles. La promotion de la BD Texaco rappelait que cette entreprise (devenue Chevron) a laissé derrière elle l'équivalent en litres de pétrole de 3 000 catastrophes de l'Erika et cette catastrophe n'a pas eu le 1/10ème du retentissement de l'incendie d'hier. Parfois, j'aimerais que l'empathie pour le vivant soit plus partagée.