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28/10/2019

Les médias ne sont pas des tigres de papier

L’État nous pisse dessus, les médias nous disent qu’il pleut. Ce slogan des manifestations de Gilets Jaunes sert de point de départ à la journaliste Anne-Sophie Novel pour son livre « Les médias, le monde et nous ». L’autrice cherche à dénouer les nœuds de cette relation malheureuse et de plus en plus délitée entre journalistes et citoyens. Optimiste, elle offre des tas de pistes montrant comment on peut faire du journalisme de solutions, du data journalisme pour contrer les discours pleins d’infox, du local averti, des collectifs de bonne volonté, une myriade de solutions pour réenchanter la relation. Je ne saurais que trop souscrire à toutes celles-ci. Le problème, et il est de taille, c’est que les français ne veulent pas réenchanter. Ils veulent pouvoir dauber.

 

Le « dégagisme » a montré que les partis politiques conventionnels étaient des tigres de papiers. Il a également montré que des entreprises peu soucieuses des nouvelles attentes des citoyens pouvaient s’effondrer en quelques jours (We Work) ou être très sérieusement en péril (Deliveroo, Uber…). Le dégagisme n’a atteint aucun média audiovisuel. Aucun. Leur audience a même augmenté, mettant plus en avant encore les éditorialistes conspués. En politique, la première traduction du dégagisme est l’abstention, en hausse constante dans tous les scrutins, depuis vingt ans bon poids. A contrario, la consommation médiatique, déjà obèse, enfle encore. Aucun nouveau média n’a tué le précédent et la superposition voit aujourd’hui, par ordre d’apparition et parfois recoupée : presse papier, radio, télévision, internet, podcast, le tout remixé par les réseaux sociaux qui repoussent nombre d’entre eux en liens… Et alors que l’offre politique s’est peu renouvelé, notamment en ce qui concerne les alternatives séduisantes, la révolution des médias s’est faite en quantité, mais le top qualitatif bouge beaucoup moins que ce qu’on dit parfois un peu vite.

 

L’éléphant dans la pièce, c’est évidemment la télé. « Morte » « dépassée » has been et je ne sais quoi nous jurent tous ceux qui s’y pressent dès qu’il peuvent pour montrer leur indignation et leurs dents blanches et longues. 3h19 par jour. 3h19 et on a pu voir quand une fréquence était disponible que nombre d’acteurs rêvent de proposer une chaîne info de plus… Personne n’en parle. Michel Serres aime à rappeler que le progrès technologique et l’augmentation de la productivité au travail nous a fait gagner 3h par jour, passées devant un instrument de lobotomisation… Je sais que la télé, c’est Arte, c’est Elise Lucet, ce sont quelques pépites d’insolence, d’investigation, de finesse, mais si on prend les ordres de grandeur de ce qui fait de l’audience, c’est un océan de boue. Et on n’en parle pas assez. On fait avec.

 

Comme on ne parle pas assez du fait que le nombre de titulaires de cartes de presse et de journalistes en CDI stagne depuis vingt ans, voire régresse certaines années. Ceci, comparée à une explosion des formats rappelle que la profession s’est ultra précarisée, qu’on comble le vide avec des experts gratuits à la qualité d’analyse aléatoire… Malgré un niveau de plus en plus déplorable, les médias mainstream damnent toujours le pion aux nouveaux acteurs. Si je peux me flatter des courbes d’audiences en constante progression d’Usbek et Rica, l’honnêteté me pousse à admettre que le nombre de personnes touchées reste à des années lumières des plus mauvais talk show…

Usbek et Rica coûte 7 euros dans sa version trimestrielle et attire environ 15 000 acheteurs, pour peut-être 50 000 lecteurs. Notre site internet gratuit doit avoir environ 10 fois plus de lecteurs mensuels. C’est bien. Mais ça reste la moitié de ceux qui regardent Zemmour au quotidien. Même gratuite, l’info de qualité fait moins rêver qu’un peu de sensationnalisme.

 

Ce qui m’avait le plus frappé dans les baromètres d’opinion sur la télévision, c’était que les français répondaient la regardait pour « se vider la tête ». Des millions de personnes auraient une distance critique par rapport à Hanouna, Zemmour et autres et ne seraient jamais influencé par ce qu’ils regardent. Comme le résumait Blanche Gardin « la merde t’intéresse ? T’es merdologue ? ». Les chiffres font croire que oui et cette emprise du médiocre fait que les médias mainstream ne sont vraiment pas des tigres en papier. Ils sont des tigres robustes. Même déficitaires, ils trouveront toujours des ploutocrates pour les racheter et concurrencer une presse de qualité qui ne s’en sortira pas sans insurrection des consciences.

Dans l’appartement où je viens de passer une semaine de vacances, il y avait une grosse télévision. Je l’avais vaguement vu en arrivant. Et alors qu’on époussetait la pièce, l’amoureuse me dit « tiens, on n’a même pas pensé à la brancher ». Tout gros tigre qu’ils sont, leur talon d’Achille est mal cachée : il suffit de débrancher et de perdre la télécommande…