Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

06/12/2019

Je me souviens de décembre 1995

En ce deuxième jour de grève, les comparaisons avec 1995 se multiplient pour savoir si Edouard Philippe est bien le fils spirituel d'Alain Juppé et si l'histoire bégayera. On compare, donc. Le nombre de personnes dans la rue, les effectifs des principales centrales syndicales, des partis. Les intellectuels de l'époque (Bourdieu contre Ricoeur) et ceux d'aujourd'hui (Piketty contre Baverez) (j'ai pris ceux qu'on entend le plus, je ne ripoline pas les femmes du sujet, je constate...). Mais on fait comme si la France n'avait pas changé, fors de dirigeants, en 25 ans.

En 95, on entendait parler de la grève, matin midi et soir. Pas entre. Le Matin avec Télématin, le midi avec Patrick Chêne, le soir avec Bruno Masure ou Billalian, lesquels commentaient les titres du monde. Entre ces grands messes télévisuelles, on éteignait le poste pour reprendre une activité normale. Sans ce brouhaha permanent, on pouvait se voir sans être vus, et Louis Viannet et Marc Blondel avaient pu se serrer la main pour faire front uni. 

Je me souviens d'une maisonnée très chargée et joyeuse. Mon copain de lycée habitait Sevran, direct en RER pour notre lycée du quartier latin. Il dormait à la maison un soir sur deux faute de train pour rentrer. Un ami libraire de mes parents avait le même problème et échouait sur un canapé, le lit d'ami étant pris par un architecte toulousain bloqué à Paris. Je me souviens d'une grande sérénité. D'un premier ministre "droit dans ses bottes" qui déchanta comme il était venu. De leaders syndicaux sûrs de leur coup, aussi, de l'improbable coupe de cheveux de Bernard Thibaut qu'on découvrait. Des Guignols de l'info qui dédramatisait la bataille. Je me souviens qu'alors, déjà, on était dans la rhétorique du "privilèges des uns" et de "marre de bosser pour les autres" ou encore "usagers ulcérés", mais ça n'était pas un drame. C'était un affrontement.

Les manifs s'enchaînaient les unes après les autres, des millions de manifestants et peu de pandores. Du calme dans les cortèges, les seuls cris étant de colère. Serein et déterminé, le cortège gonflait comme dans le Cid et savait qu'à bon port, Juppé serait débarqué.

Cette France n'existe plus. Au delà des chiffres, le rapport au temps a changé. SNCF et RATP communiquent en permanence et tout le monde commente les taux de grévistes en permanence. Impossible d'y échapper. Nous n'avons plus quelques cardinaux cathodiques, mais une armée de petits prédicateurs, le plus souvent appartenant à la Chapelle de Saint Libéral, expliquant que les titulaires de régimes spéciaux sont Belzébuths. C'est fatiguant. Dans les cortèges, plus de grands panaches, de grandes centrales, mais des milliers de micro archipels agrégés. Forcément, c'est plus fragile, volatile, un souffle d'air ou de feu, et ça se disperse. Je ne suis plus chez mes parents mais personne ne me demande à être hébergé, les gens ne se déplacent plus. Ils télétravaillent. Les vélos et les trottinettes en libre service soulage les forçats de la marche. Ça couine beaucoup, mais ça n'est plus figé.

Au-delà des chiffres, c'est ça qui a vraiment changé. En 1995, nous avions des blocs. Des blocs sociaux. Ils ont fondu, se sont dissloqué, comme dans les rêves des libéraux, nous sommes bien plus liquide qu'avant... Nous avons fusionné les corps sociaux et il est urgent qu'ils soient à nouveau condensés, faute de quoi, nous serons dispersés. 

Je me souviens de 95 et j'étais plus optimiste. Le match Bourdieu Ricoeur était joué d'avance...  J'espère que l'ex assistant de Ricoeur prendra la même baffe. Je ne peux rêver plus beau cadeau de Noël.