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20/03/2020

Lutte des places

Ce matin, sur France Inter, nombre d'auditeurs et d'auditrices ont eu un réflexe de bon sens : exiger que l'on arrête avec les "délires aristocratiques". Il s'agissait d'une saine réaction aux propos de Leila Slimani ou Sylvain Tesson vantant les vertus de la déconnexion, de l'introspection, de la méditation et contemplation. Dans l'absolu, on ne peut qu'abonder à leurs propos, évidemment. Dans la pratique, faut-il pouvoir se le permettre...

D'abord, et c'est déjà assez documenté (un excellent épisode des "pieds sur terre" notamment) les 200 000 SDF aimeraient beaucoup avoir un logement où se confiner. 200 000, une ville comme Rennes. Rien que ce chiffre devrait appeler Tesson à modérer sa joie des grands espaces. 

Ensuite, il y a celles et ceux qui ne sont pas confinés. Qui nous soignent, cherchent un vaccin ou un traitement, nous protègent, nous nourrissent, nettoient nos rues. Pour elles et eux, les horaires de travail connaissent une inflation forte, leurs places sont vitales et peu enviées, peu guignées.

Après, celles et ceux qui continuent à travailler. Les nullipares ont un avantage sur les autres, mais cela reste dense, très dense. Débrancher une activité se prépare comme me l'ont témoigné toutes celles et ceux qui s'y activent durement, en ce moment. Pour celles et ceux qui bossent avec enfants, la journée est une folie "je suis prof, femme de ménage et cuisinière" résumait une autre auditrice légitimement courroucée quand Sylvain Tesson l'incitait à (re)lire Rimbaud. 

Enfin, et enfin seulement, celles et ceux qui sont incité.e.s ou contraint.e.s à lever le pied du taf. Là encore, la fracture se fait entre nullipares et les autres. Seul.e, on peut être guetté par l'ennui, c'est pas faux. Mais les 12 millions d'enfants qui ne sont plus gardés exigent beaucoup d'attention de leurs parents. Lorsqu'il y en a un, on peut se relayer (ce qui est mon cas) mais comme disait ma soeur à la naissance de son troisième "nous sommes passés en infériorité numérique" et là, le quotidien ressemble à celui d'un capitaine écopant le bateau qui prend l'eau de toute part. 

Nullipare ou non, ce confinement est une lutte des places, forme moderne de celles des classes (et elles se recoupent). Je voyais hier un ami poster son rocambolesque quotidien de travailleur vivant à 2 dans un T1, assis sur ses toilettes son ordi sur les genoux, pendant que sa copine, infirmière épuisée par une nuit de garde, dormait du sommeil du juste sur leur lit. Il avait l'ironie de bon aloi, encore jouable après quelques jours, mais qu'on n'aille pas me dire que cette situation n'a pas tout pour rendre fou, à la longue. Face au confinement, il y a celles et ceux qui disposent d'un appart où s'isoler pour bosser et les autres. Celles et ceux où les enfants ont leurs propres chambres, et les autres. L'association Article 1 a lancé en partenariat avec la FAGE l'opération réussite virale (http://bit.ly/ReussiteVirale) pour demander aux étudiant.e.s à l'aise avec leurs devoirs d'aider celles et ceux qui le sont moins et ne peuvent demander à leurs parents. En plus de cette difficulté d'accès au savoir, il y a celle d'accès au calme pour écouter les conseils et consignes. Il serait bon que ceci soit toujours rappelé quand on rappelle le besoin de confinement.

De même que le service public est le patrimoine de ceux qui n'ont pas de patrimoine, l'espace public est l'espace de ceux qui n'ont pas d'espace privé. Un excellent reportage de Mediapart montrait les tensions à Château Rouge. Là bas, des familles nombreuses sont dans des logements étriqués, vétustes, que voulez-vous qu'ils fassent ? Et les fractures se superposent : nombre de reportages montraient les parisiens fuyant leurs appartement trop petits pour des maisons de campagne. Soit elles sont de familles depuis plusieurs générations, ce qui exclut mécaniquement les immigrés premières et deuxième générations (ou quasi), soit elles sont achetées et tout le monde n'a pas 200 voire 300 000 euros qui traînent pour s'acheter un pied à terre. Toutes celles et ceux qui ont le choix des places, le luxe des places, ne peuvent donner de leçons aux autres. On parle de 4 millions de personnes mal logées selon la Fondation Abbé Pierre. 4 millions, putain, 12 millions exposées à la crise du logement, c'est à dire qui ne peuvent vivre dans un appartement digne, en termes d'espace par habitant. 12 millions, 1/5 des français. Humilité, bis. 

Cette lutte des places, elle s'est intensifiée fortement depuis trente ans et une augmentation folle de l'investissement dans l'immobilier. Les signes extérieurs de richesse ont été ringardisés. Il faut bien que les nababs mettent leur argent quelque part, donc ces marchés fonctionnent à plein, mais chez les classes moyennes, tout est mis dans le foyer, dans le domestique, plutôt qu'une voiture chic ou une montre plate à 8 SMIC... Un deux pièces à Paris vaut désormais bien plus qu'une maison dans le Perche. Pendant le confinement, le Perche apparaît plus enviable, mais même avec un krach immobilier gigantesque, un trois pièces en ville coûtera toujours plus cher qu'un manoir à la campagne. Les propriétaires urbains disposent ainsi, en quelque sorte, d'une assurance vie que n'ont pas les autres.

Notre rapport à l'espace public va sans doute encore se durcir : partout, les gouvernements utilisent la géolocalisation pour savoir qui va où et on voit poindre le moment (proche) où notre smartphone sonnera pour nous indiquer que nous sortons de la zone de confinement et que si nous ne rentrons pas chez nous, une amende nous guette. Rester chez soi, bien sûr, mais un peu de modestie, de solidarité et de douceur : tout le monde n'est pas bien chez soi...