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04/06/2020

Éloge de l'autocensure

L'autocensure construite socialement est un drame. Plafond de verre, syndrome de l'imposteur, sentiment de ne pas être à sa place, tous ces mécanismes d'intériorisation de la domination masculine et blanche qui poussent nombre de candidat.e.s à ne pas postuler sont autant de gâchis gigantesque. Malgré des décennies de travaux sur ces sujets, le CAC 40 reste un club interdit aux femmes, les deux seules ayant occupé un poste là dedans (Anne Lauvergeon et Isabelle Kocher) ayant été éconduites car "autoritaires et hystériques", quand tous les mâles sont des amateurs du bâton de parole entamant leurs réunions matinales par un concert de flute japonaise...

Pour autant, dans une ère de surproduction de contenus et d'informations, d'infobésité pour employer un néologisme autorisé, un brin d'autocensure ferait du bien. Non pas de l'autocensure punitive, mais préventive, une politesse pour les autres. Pendant le confinement, près d'un français sur dix dit avoir pensé à un projet d'écriture. Bigre ! De l'intention à la réalisation achevée, il y a un pas bien sûr, mais un article du Monde, hier (à ne pas confondre avec le Monde d'hier, magnifique texte de Zweig, sublimement joué en monologue théâtral par Jérôme Kircher) soulignait que certains éditeurs ont reçu trois fois plus de manuscrits qu'à l'accoutumée, dès la levée du confinement. Des chefs d'oeuvres écrits en 53 jours façon Chartreuse de Parme ? Tout le monde n'est pas Stendhal selon les lecteur.rice.s intérrogé.e.s, plutôt dubitatifs après avoir pris connaissance de "La Revanche du pangolin et autres fables" ou "Amours sous confinement".

Ce genre de tâches à accomplir légitimerait à l'évidence que l'on ajoute les éditeur.rice.s à la liste des métiers pénibles. Ne pas répondre à ces envois, c'est s'exposer à la vindicte, aux commentaires rageurs sur les plateformes et réseaux dédiés aux aspirants littérateurs. Y répondre, c'est se lancer dans le 13ème travail d'Hercule ; une version intellectuelle des écuries d'Augias. Les maisons d'éditions, déjà très fragilisées par la crise puisque toute la chaîne du livre, des imprimeurs aux libraires en passant par les distributeurs, sont en grande souffrance économique. Elles manquent de tout, et notamment de ressources en temps puisqu'il faut a minima survoler ces textes... Nombre d'entre elles ont d'ailleurs alerté "merci de ne pas nous adresser de manuscrits en cette période". Sans effet... Des milliers de français.e.s étaient persuadé.e.s d'avoir écrit en huit semaines une nouvelle Recherche du temps perdu sans voir que la gabegie horaire sera pour les malheureux.ses lecteur.rice.s. 

Il en va de même pour le recrutement. Nombre de secteurs sont sinistrés, les plans sociaux se multiplient à une vitesse vertigineuse et la lame de nouvelles et nouveaux demandeur.euse.s d'emplois s'annonce d'une ampleur inédite. Fort heureusement, il reste des entreprises qui recrutent, des entreprises technologiques aux psys, des plans d'embauches massives existent (même si en nombre infiniment inférieures, hélas). Songez à ce qui attend les personnes en charges de l'examen de ces candidatures. Dans le lot, elles savent qu'il y a le perle rare. Voire, les perles rares. Mais noyées dans un déluge de candidatures envoyées à la hussarde, dur de s'y retrouver. Revers de la célérité technologique, certain.e.s candidat.e.s peuvent envoyer cinquante candidatures dans la journée, dont 49 ne sont pas indiquées pour elles et eux. Résultat ? L'annonce qui devrait être choyée, à laquelle ils devraient consacrer plus de temps, est banalisée dans le lot. Drame de la surabondance côté demande, mauvaise qualité des propositions d'offres de services. Double peine sur un marché de l'emploi qui n'a pas besoin de ça.

Ça n'est pas parce que tout est à portée de clic qu'il faut tout tenter. Oui, on peut aujourd'hui envoyer un mail à Macron, à Zuckerberg, proposer son manuscrit à n'importe qui et glisser son CV partout en quelques minutes. Ça n'est pas une raison pour le faire. D'abord pour soi, des centaines de réponses négatives entament durablement le moral et la confiance en soi, indispensables pour se réaliser professionnellement. Ensuite pour les autres, qui souffrent de cette surabondance qui les empêche, de fait, de bien faire leur travail. Un nombre croissant d'entreprises investissent dans l'intelligence artificielle pour préserver leurs troupes en demandant aux algorithmes de faire un premier tri. Dans le lot, nonobstant les capacités de calcul des machines, il y a forcément des Mozart qu'on assassine, des Proust qu'on ne publie et des bon.ne.s candidat.e.s non promu.e.s.... Misère. 

On a jamais dépassé Socrate et son "connais-toi toi même". Pour s'éviter des déconvenues superfétatoires, éviter le règne de l'arbitraire machinal et réenchanter la relation humaine, rien ne sert de se disperser à la hâte, il faut s'autocensurer à point. Et viser juste.