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02/11/2015

Apprendre à réfléchir à ce que l'on compte

9782213681092-X_0.jpg"L'un des enseignements de l'effondrement financier de 2008 - mais c'était déjà celui de l'affaire Enron dans le domaine comptable - est que la gouvernance par les nombres confère un pouvoir immense à ceux qui concourent à leur fabrication, dès lors que cette fabrication est conçue comme relevant d'un savoir technique échappant à tout débat contradictoire. Ces catastrophes à répétition ne sont jamais imputées à un vice de conception de ce type de dispositifs, mais toujours à des défaillances humaines. Ce type de gouvernance n'en conduit pas moins à des impasses qui le rendent insoutenable à terme et font ressurgir des formes nouvelles d'allégeance entre les personnes". 

Ce passage, à la fin de la première partie de ce livre rassemblant les cours au Collège de France d'Alain Supiot (2012-2014) éclaire bien la philosophie du grand professeur : non pas nous aider à compter, mais à réfléchir à ce que nous comptons. Sans nous en rendre compte (à dessein...). Nous sommes tellement submergés par ces métriques qu'il nous est devenu impossible de penser le monde sans. Depuis l'explosion de la pensée issue du New Public Management (et paradoxalement, cette doctrine qui servi d'ébauche du programme du New Labour de Tony Blair s'est répandu dans les entreprises privées) au début des années 90, nombre d'indicateurs publics régissent nos démocraties. Les 60% de dette publique et les 3% de déficits annuels sont les plus connus. Mais on peut rajouter l'ONDAM et consorts, Supiot estimant entre 500 et 1 000 le nombre de ces indicateurs chiffrés qui contraignent les Etats. Mais on sait que souvent ceux là mêmes qui contraignent les Etats y ont travaillé, dans la très haute administration. Un pêché mignon très français ? Non, aux Etats Unis, les hiérarques de Goldman Sachs comme de Moody's ont souvent travaillé au Secrétariat d'Etat au Trésor. Les vers sont partout dans les fruits de la croissance qu'ils pourrissent goulument.  

Supiot n'a pas écrit ses cours dans les années 50 (il n'était pas né). Non non, il sait que la déferlante numérique est là, mais ne l'aborde pas comme nombre de commentateurs en extatique béat ou en schtroumpf grognon. Contrairement à ce que l'on pourrait attendre d'un penseur de gauche, Supiot dénonce (à juste titre) l'archaïsme d'une défense syndicale restée sur les standards des années de plein emploi et qui continuent à promouvoir une chimérique généralisation du CDI. Il sait cela mais montre parfaitement comment nous devons aller vers de nouvelles solidarités, monter de nouveaux droits portables dans le temps. Abaisser la protection sociale ne fluidifie rien du tout, ou comme il le dit si bien : "qui peut croire sérieusement qu'il suffirait pour sortir la France du marasme économique de supprimer les seuils sociaux, de faire travailler le dimanche, de supprimer le salaire minimum, d'interdire la contestation judiciaire des licenciements et autres recettes miraculeusement présentées lors du concours Lépine de la déconstruction du droit du travail". Ceci dit, Supiot marque parfaitement ce qui se passe lorsqu'on abaisse les protections avec l'immeuble du Ranza Plazza. Cet immeuble qui s'est effondré sur des milliers de travailleurs, forcés d'aller travailler malgré la dangerosité de l'édifice (il avait été évacué la veille pour cause de possible effondrement) sous peine de retenue sur salaire. Supiot part du Plaza, montre la dilution de responsabilité et les folles inégalités économiques qu'il y a derrière entre producteurs et capitalistes profiteurs. Ne jamais oublier cela, toujours repartir de cette inhumanité au travail pour refonder des bases philosophiquement justes. S'extraire par l'esprit à la gouvernance par les nombres. Merci, Alain Supiot.