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11/07/2018

11 septembre, attentats de Charlie, élection de Trump, coupe du monde : cherchez l'intrus de l'édition spéciale.

Depuis le début de la coupe du monde, un article de Jean-Claude Michéa se répand sur les réseaux sociaux. Le penseur rouge-brun y morigène les intellectuels qui refusent de sombrer dans la folie football, au motif que ce sport étant le plus populaire au monde, ceux qui ne se soumettent pas à la liesse se rendent coupables de mépris de classe. Cet article est partagé par tous ceux qui veulent mater leurs matchs, leurs avant matchs, leurs débriefs d'après match, bref, vivre foot non stop, sans mauvaise conscience. Et c'est vraiment navrant de voir le débat ainsi résumé : pour ou contre le foot et par extension pour ou contre le peuple ? 

J'aime le foot, je sais quel côté de la barricade je choisis en cas de conflit social et c'est précisément pour ces deux raisons que l'envie d'exiler Michéa me ronge... D'abord, sur la place prise par le phénomène football. Il devient de plus en plus compliqué de s'isoler. En 1984, lorsque la France remportait le championnat d'Europe des Nations, 2ème compétition la plus importante après la coupe du monde, la nouvelle faisait l'objet d'un entrefilet en Une du Monde, loin derrière une modification de la CSG, du calcul des retraites ou que sais-je. Bref, le sport était à sa place et c'est tant mieux. Les amateurs de sport ont tout ce qu'il faut avec des canaux dédiés. Il y a le journal l'Equipe, lequipe.fr et lequipe TV. Que ces médias soient en mode football non stop, c'est compréhensible. Mais que l'ensemble des médias, y compris public, soient en "édition spécial" comme pour le 11 septembre, les attentats de Charlie Hebdo et le Bataclan ou encore l'élection de Trump, c'est que nous sommes littéralement malades. Remplacez "football" par "danse" comme l'avait fait François Morel dans une poétique et désopilante chronique. Serait-ce soutenable d'entendre toute la journée parler entrechats, ronds de jambes et autres ? Des stratégies chorégraphiques diverses ? Non. La danse pour ceux qui veulent, il devrait en aller de même pour le foot.

Or, ce matin, l'OTAN à l'aune du foot, le Brexit à l'aune du foot, la croissance à l'aune du foot... Nous sommes malades, tous les envoyés spéciaux, tous les moyens humains et financiers des médias sont dédiés à couvrir des matchs de foot... Les suites de l'élection au Mexique avec une victoire inespérée de la gauche, la montée de l'extrême droite européenne autour d'un axe Italie-Pologne-Autriche-Hongrie qui s'étend ? On s'en fout, on veut revoir la tête d'Umtiti avec force commentaires sur sa détente, sa préparation musculaire et autres... 

Depuis 1998, les femmes sont de plus en plus nombreuses à suivre le foot. C'est bien normal, vous ne voudriez tout de même pas que Nike, Adidas et Heineken se privent de 50% de parts de marchés... Il est donc de bon ton de se réjouir que les femmes suivent le foot et que ça c'est la preuve que l'égalité est en marche plutôt que de rappeler que les violences faites aux femmes augmentent de 40% les soirs de match ou encore le fait que le record de viols enregistrés en France a eu lieu le 12 juillet 98, le soir de la fête des champions du monde. On va quand même pas chipoter pour si peu, qu'est-ce que ces pouffiasses qui voudraient nous gâcher la fête ? On est les champions ou pas ? Donc écarte les cuisses de toutes façons on t'entend pas avec les klaxons, les flics sont trop occupés à crier "Et un et deux et trois zéros" pour rendre la paix...

Et puis ce peuple de France qui gueulait qu'on lui enlevait des droits sociaux mais qui vont acheter des millions de maillots fabriqués par des travailleurs quasiment esclavagisés, qui touchent 0,6 euros contre 18 euros de marge pour Nike et Adidas... Impossible de réunir une marée humaine pour s'opposer à des mesures anti-sociales mais aucun souci pour réunir 1 million de personnes pour fêter une victoire de millionnaires (les joueurs) qui enrichira des milliardaires (les chaînes de télé, les équipementiers, les brasseurs, Mc Do et autres bienfaiteurs de l'humanité), blanchira en partie un dictateur (Poutine) sur dos de corruption d'une mafia socialement acceptable (la FIFA). 

Alors dimanche, je regarderai le match, je serai sans doute content que les français l'emportent (entre les croates et les anglais, on touche quand même aux limites de ce qu'on peut faire par anti conformisme) mais surtout je fais le voeu pieu qu'un jour ce soufflé retombe et qu'on puisse se contenter de retrouver le football dans les pages "sport" en fin de journal, à côté du dernier film de Christian Clavier et du divorce de Kardashian... 

 

 

 

08/07/2018

L'entrepreneur, le migrant et le risque

En 1968, l'assistant de Michel Foucault, François Ewald, croisait pour la première fois la route d'un maoiste appelant à éviscérer les patrons, Denis Kessler. Leurs mots d'ordre commun étaient liberté (de moeurs, de choix, de pensée) et autonomie (de classe, vis à vis des dominants). Trente deux ans plus, en 2000, le binôme mettaient leurs plumes en commun pour écrire le programme du nouvellement crée MEDEF d'Ernest Antoine Seillère. Au programme : liberté (fiscale, sociale, de contrats) et autonomie (des entités locales). Un renversement à 180° de la révolution libertaire de 68 en révolution libérale. Le tout dans un vibrant hommage à une valeur cardinale : le risque.

Depuis vingt ans, cette ode au risque n'a fait qu'augmenter, jusqu'à la nausée. A la suite de Seillère, Parisot, Gattaz et demain Roux de Bézieux mettront en avant l'urgence de baisser les normes et la fiscalité qui pèse sur les entrepreneurs, au motif qu'ils prennent des risques. L'allégorie de la performance, du sport, de la course, revient sans cesse. Pour être compétitif, agile, il faut avoir le moins possible de poids au pied et vous l'aurez compris, ce qui vous empêche d'avancer, ce sont ces idioties de lois et ces pénibles taxes... Or, cette logique d'une binarité extrême se répand avec force relais médiatique et nombre d'événements, symposiums et autre prises de parole pour parachever la vision du monde suivante : privé = bien, innovant, créateurs de richesses / public ou non lucratif : mal, conservateur, dilapideurs de richesses. Le triomphe de cette pensée Challenges a même contaminé le public ou les hauts fonctionnaires se voient désormais comme des "managers publics". Avec ça... J'ai même souvenir de l'ineffable Xavier Bertrand filant la métaphore managériale à propos de son mandat de Président de Région. "Je n'ai pas de fonctionnaires, mais des salariés, pas d'électeurs, mais des actionnaires à qui je dois rendre des comptes. Pour eux, je me dois de prendre des risques payants". Toute la journée, donc, le risque, le risque, le risque. 

L'angle mort de leur raisonnement, ce sont les migrants. L'excellente tribune de Piketty ce week-end dans le Monde rappelle pour la 100ème fois que si crise il y a depuis quelques années, c'est une crise de l'Europe, seule partie du monde riche à se crisper autant face à des arrivées relativement modestes, en réalité, de populations migrantes. Toutes proportions gardées, les Etats-Unis, le Canada et la partie riche de l'Asie / Océanie accueillent bien de plus de migrants que nous. Nous les repoussons au motif qu'ils menaceraient notre qualité de vie, l'équilibre de nos Etats-Providence et bien sûr, nos sacro-saintes valeurs. Mais c'est alors qu'oubliant la tendresse, on voudrait pousser un cri du coeur : et l'amour du risque, bordel ?

Nous repoussons, nous cabrons, nous fermons, face à des populations qui, pour 100% d'entre eux, ont fait leurs preuves quant à leur goût pour le risque. Quitter leurs pays, où ils sont installés, connaissent la langue, les codes et coutumes, ont un capital social et culturel, tout perdre pour aller tout retenter ailleurs, c'est jouer tapis comme on dit au poker, le risque maximum. Un risque contraint, un risque de désespéré, mais un risque à son acmé avec, au summum du dramatique, le fait d'embarquer sur des embarcations si frêles et aléatoires que des milliers d'entre eux ne verront jamais la rive européenne de la Méditerranée. Face à ça : que pèse les risques des entrepreneurs ? Le stress face au jury du pitch de la BPI ? Le fait de planter joyeusement des boîtes en laissant derrière eux des millions de dettes qu'ils ne sont pas tenus d'éponger ? Le fait de revendre sans se soucier du devenir de leurs salariés ? Ca n'est pas sérieux. Ca devrait être risible et misérable. Et pourtant, quand des responsables politiques comme économiques expliquent à deux phrases d'intervalles "qu'ils ont pris tous les risques pour monter leurs boîtes" et juste après "que les migrants doivent d'abord prouver qu'ils veulent s'intégrer, qu'ils sont prêt à montrer leur goût de l'effort", le silence coupable de ceux qui ne portent pas une contradiction violente est un silence munichois.