03/07/2012
A lire sans modération
Rarement thème a autant inspiré les écrivains que l'alcool. Nombre d'entre eux y ont sans doute noyé leur talent. Cependant, pour des raisons proprement incroyables, un grand nombre d'immenses auteurs ont su transcender la pathologie dont ils souffraient pour écrire des chefs-d'oeuvres, plus ou moins autobiographiques. William Styron, l'auteur du choix de Sophie, aimait à plaisanter sur le fait qu'il n'avait jamais obtenu le prix Nobel, alors même qu'il était alcoolique au même titre qu'Hemingway, Faulkner et Steinbeck, trois nobel américains de l'après guerre. On pourrait prolonger la liste à l'infinie, personnellement j'ajouterai dans mon panthéon d'amis de la dive et des lettres, Malcom Lowry, Antoine Blondin, le Nourrissier "d'eau de Feu" et Fitzgerald.
Aussi, ce n'est à l'évidence pas le thème du roman qui m'attirait de façon irrépressible quand je tombais sur le buveur roman d'Hans Fallada écrit en 1944 (j'y reviendrais). Pourquoi celui là plus qu'un autre ? Une écriture, bien sûr, mais aussi un ton. Une distance entre l'éthylisme et l'auteur; une honnêteté de pochard céleste rarement vu. Une déchéance aussi stupide qu'inexorable (ou peut être est-ce "parce que"). Le livre raconte la vie d'Erwin Sommer, exploitant agricole prospère en proie à une légère aboulie. Le commerce s'effrite, il faudrait retrousser ses manches. Son couple se délite, il serait temps de s'y consacrer. Mais plutôt que de s'impliquer, il commence à vider des verres et découvre les voluptueuses vies imaginaires des soiffards. Alors que ses vident les bouteilles de Schnaps et ses comptes en banques, il s'invente 1000 destins. La descente se fait bien plus violente, jusqu'au centre de désintoxication...
On avale les presque 400 pages avec une avidité inquiète. La galerie de personnages baroques défile et nous ne sommes jamais rassasié. Si l'on continue notre lecture sans discontinuer, c'est que la voix d'Erwin nous y appelle. Difficile de se séparer de cette lucidité propre aux fous. On est chez les ivrognes, mais chez Arthaud aussi, fulgurances à l'appui jusqu'à la chute finale sur une énième très belle formule que je ne peux révéler sous peine de dévoiler un peu la trame du livre.
Ecrit en 1944, par un homme qui compte également à son actif "Seul dans Berlin" et qui rédigea cela 3 ans avant de mourir ne saurait être neutre historiquement. Bien sûr, tout rapprochement systématique avec les camps de la mort serait sans doute hâtif; mais comment ne pas être touché par cette fin où le narrateur répète à l'envi "je suis un malade mental"? On suit le lent déclin de cet homme et, en parallèle, voit la société le juger pour des manquements à la norme plus ou moins importants. Le nez mordu par un co-détenu au moment où il s'abstient de boire le défigure. Bien sûr, l'appendice nasal est situé au milieu de la figure et cette souffrance est par conséquent la première visible, néanmoins elle incarne aussi dans l'inconscient collectif la marque d'une judéité. Et de voir toute la société extérieure comme sa femme Magda le juger pour cette infirmité nous évoque certains discours sur les êtres aux doigts et aux nez crochus...
Aujourd'hui, écrire "le buveur" n'aurait peut être pas le même sens. Entre indignation et compassion morale, le pouls de la société balance. Et puis, quelque part tout le monde admet aujourd'hui qu'il faille chercher une décompression dans ce stress ambiant. En revanche, un auteur de grande classe aujourd'hui pourrait peut être nous estomaquer en écrivant "le fumeur". Les nuits et les journées seraient moins hallucinées, mais l'opprobre sociale du même accabit. Le pestiféré aujourd'hui, l'inconscient qui se ruine et qui lamine nos poumons, c'est le fumeur. Je sais que des philosophes se penchent sur ce nouvel avatar du bouc émissaire, je cherche la version fiction. Aux lecteurs curieux qui passez par là...
Demain, ce sera Flag Day mais je ne crois pas que je pousserai l'hommage jusqu'à me rendre au Mc Donald's.
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