29/06/2013
Dépasser 1000 pages après l'an 2000 ?
"Un bon roman est un gros roman" m'a dit un soir devant une -grosse, évidemment- bière, mon ami Laurent Binet. L'auteur d'HHhH m'expliquait un jour qu'il existe deux types de littérature : les nouvelles, jusqu'à 150 pages, et les romans, à partir de 300. J'imagine qu'entre 150 et 300, ce sont des petits romans J'avais trouvé l'analyse consternante de facilité, de complaisance avec son propre ample roman. Puis, le Binet fielleux m'avait cuisiné sur les oeuvres qui m'avaient marqué. Vraiment marqué. Que je relirais, qui me hantent et dont je connais les boissons favorites des personnages et les recoins de la trame. Pas seulement des auteurs dont j'encense le style, la phrase, comme mon idole absolue, Bernard Frank, mais dont je pourrais difficilement exhumer une chronique plus qu'une autre... Perplexe, j'admettais que le 1ère classe Binet marquait un point. J'aime Echnoz, Gracq ou Ponge, Manchette, Vialatte et Ernaux (et aussi Desproges, en fait...) pour leur concision, mais j'aime leur oeuvre avec un O, j'aime leur geste, mais je ne suis pas certain de pouvoir isoler un roman en particulier. Un roman c'est gros parce qu'il faut camper, installer, poser la trame, le décor et surtout, les silences. C'est tout un art, non pas d'emmerder, mais de faire attendre son lecteur.
Les Misérables, Les Karamazov, Au Dessous du Volcan, La conspiration, Jean Barois, Voyage d'un Européen à travers le XXème siècle, Martin Eden, Les filles du Calvaire, 100 ans de solitude, Eureka Street, la conjuration des imbéciles ... ... ... Le Maître et Marguerite, La Storia, Les soldats de Salamine, Le journal de Jules Renard, Cité à la Dérive, Lucien Leuwen (to be continued)... Il n'y a pas d'automaticité, heureusement, mais souvent les livres qui m'ont marqué durablement sont massifs, épais, mafflus même. Pas que l'important soit la taille, mais la durée pour rester dans le graveleux. Apprendre à s'immerger, à prolonger des échanges, à découvrir au delà des apparences. Cela peut valoir y compris pour des textes courts compilés en anthologie : une amie bien attentionnée nous a offert pour notre mariage (et oui...) l'intégrale de Desproges. Plus de 1000 pages du génie de l'humour au 20ème siècle, plusieurs centaines de textes de quelques pages dont on ne goûte toute la puissance, toute la force, qu'en en lisant beaucoup, plus qu'en picorant. Idem pour les chroniques de Vialatte, rassemblées par Bouquins dans et c'est ainsi qu'Allah est grand.
Pardon pour le détour initial, mais tout cela pour dire qu'en 2013, à l'heure où cela semble de plus en plus difficile, j'ai dévoré dans la grande nuit des temps d'Antonio Munoz Molina. Bernard Frank, encore lui, aimait à dire qu'au fond on pourrait résumer les quelques 5000 pages d'à la Recherche du temps perdu, ainsi : "le petit Marcel veut devenir écrivain". Le talent fait le reste. Là, c'est Ignacio, un architecte qui a fui l'Espagne en guerre (36), laissant femme et enfants dans la Sierra pour aller se réfugier, prébende de visiting professor à l'appui, aux Etats-Unis où rôde le spectre de son ex. Ca fait maigre. Un cost killer efficace appliqué à la littérature pourrait raboter 900 pages avec une trame pareille. Il se casse, il explique pourquoi, un détour par l'adultère, 10 pages sur la situation en Espagne et on signe la fin de la récré. Mais Munoz Molina est habité par son récit, il aurait pu continuer et on l'aurait suivi dans les souffrances et les interrogations de cet architecte qui aurait voulu être plus que cela. Un démiurge, un deus ex machina ayant prise sur l'histoire qu'il ne fait que fuir. Un bâtisseur de sentiments qui aurait pu conquérir cette belle américaine, lui faire tourner la tête au point de tout abandonner, mais c'est l'inverse qui se produit. La politique ici n'est pas un coup de pistolet au milieu d'une église, mais une surcouche qui nous aide à mieux mettre à nu les grandeurs et faiblesses humaines : elle révèle les lâchetés ou le courage, oppose des visions du monde.
En 2013, la durée moyenne des articles de presse continue de chuter. Les 5 colonnes à la une des années 60 ne sont plus que 2 dans les éditos les plus impérieux. Les vidéos sur Internet sont sommés de se raccourcir, de se racornir et les concours de pitchs entrepreunariaux les plus courus se passent en 1 minute. In or out, but quick. Les séries se formatent en court et tout à l'avenant. Comme le montre Hartmut Rosa dans Accélération, tout mouvement violent dans l'histoire provoque des contre-mouvements en retour : des revues plus longues, des films de 5h, des pièces de théâtre interminables. Le défi est de taille quand la capacité de concentration s'effrite du fait de la sur-sollicitation : je connais autour de moi des dizaines de personnes ayant acheté les 900 pages des Bienveillantes de Johnatan Littel, mais peu qui ont achevé le roman. L'été arrive, à tout le moins de façon calendaire et entre les vacances et la décélération du rythme de travail, nombre d'entre vous auront le temps de lire dans la grande nuit des temps, vous allez au devant d'un plaisir infini. Et rare.
08:11 | Lien permanent | Commentaires (1)
Commentaires
Bravo pour cette analyse en creux de la lecture ! et Vive les livres pavés sous la plage! Espérons que la révolution côté lecture est encore possible!
Écrit par : marcelline roux | 01/07/2013
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