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27/03/2014

Le round de trop

couleur-du-mensonge-2003-08-g.jpgLongtemps j'ai été gérontophile au point d'en être jeunophobe. L'animal totémique de ce blog vient de là, pas pour les propriétés de son appendice caudal. Car le castor est junior et je l'étais. 

Quand je dis gérontophile, je ne parle pas d'alcôve, mais d'inspiration, de Pygmalions. Il m'avait toujours semblé évident que les anciens avaient plus de choses à m'apprendre que les autres. J'ai grandi dans un foyer où l'on m'a inculqué l'idée que l'histoire bégaye souvent et qu'il faut connaître ce qui s'est passé avant vous pour s'exprimer intelligemment. Tournes 7 fois les pages de ton histoire de France avant de parler, en clair. Un conseil qui me fut d'autant plus judicieux que mon parcours professionnel m'a emmené vers des chemins déjà fortement défrichés. Et je savais donc que je n'allais pas tout inventer moi même, d'une part et que d'autres sauraient éclairer mon chemin, d'autre part.

Quand je m'intéresse à la naissante économie collaborative, mes guides ont à peine 25 ans et c'est logique. C'est grâce à eux et surtout à mes étudiants, que j'ai fini par surmonter ma jeunophobie en envisageant désormais mes cadets avec autre chose qu'un dédain infini, mais au contraire une joie tout aussi infinie pour leurs univers mentaux parallèles. Peut être arriveront-ils à m'éloigner de mon idéal réac égalitaire dont je vois bien qu'ils ne comprennent pas vraiment ce que cela peut avoir de magnifique. Bref, je m'égare...

Quand j'ai commencé à travailler dans le secteur du handicap, plusieurs siècles de pionniers me contemplaient, bien sûr, et quelques professionnels en place depuis 4 décennies me donnèrent de précieux conseils. Ils me confièrent les codes, m'apprirent tout des chapelles, des enjeux, des lignes de forces, des raisons des blocages et des faux semblants politiques. Je dis "eux" mais je devrais dire "lui" tant j'ai fait en la matière une rencontre rare. Un peu Dieu pour Bernadette Soubirous ou Yoda pour Luke Skywalker. Il ne sait pas se servir d'un ordinateur et c'est tant mieux, je n'aimerai pas qu'il tombe sur cette note. Je sais qu'en Afrique la mort d'un ancêtre est pleurée comme la disparition d'une bibliothèque. Rarement cette image ne m'a paru aussi juste qu'avec lui : car l'analogie africaine sous-tend que les livres brûlés n'existent pas ailleurs. Et tout ce qu'il m'a apprit ne se trouve pas dans des livres, des rapports ou des notes ministérielles. Il sait pour reprendre la formule de Françoise Héritier que la loi "égratigne le réel" et que les changements sociaux s'opèrent souvent autrement. Il m'a ouvert les portes de ses établissements, présenté des psys, des moniteurs d'ateliers, laissé parler avec des usagers, des travailleurs, laissé me perdre là où d'autres ne pouvaient pas aller. Il m'a laissé me coltiner au réel. 

Si aujourd'hui j'exerce ce métier qui n'existe pas vraiment, c'est aussi grâce à lui qui n'a jamais du lire un CV de sa vie, discuter avec un conseiller d'orientation ou rencontré de coach professionnel. Il m'a soupesé du regard comme un maquignon jauge une vache et m'a dit "t'es dans l'écoute, t'as envie de donner, tu devrais animer des colloques". Depuis sept ans, je fais sienne sa prédiction et n'ai jamais eu de meilleur conseil depuis. Je lui dois tant que je ne peux évidemment manquer aucune des grands messes qu'il organise pour son association. Cette manifestation à laquelle je me rends donc depuis sept ans m'a tour à tour amusé, émerveillé, un peu déçu et puis cette année, exaspéré. Exaspéré de voir tant d'intelligence collective mal utilisée, tant de personnes (600) frustrées d'entendre les mêmes blagues, les mêmes arguments, les mêmes ficelles que l'année passée. Car mon Pygmalion ne veut pas passer la main quand à l'évidence, il devrait. Il s'accroche à des oripeaux dérisoires, se persuade d'être toujours le seul capable, comme un mauvais maire qui veut encore tenir le crachoir. Hier j'avais le coeur serré de voir la salle se vider devant les répétitions de mon mentor qui s'accrochait au pupitre. Je ne pouvais pas le couper, ne pourrais pas lui dire que ça n'allait pas. Pas par lâcheté, par incapacité d'écoute de sa part. J'ai essayé, je lui ai dit, mais à l'évidence il ne veut pas. Comme Charles Aznavour veut mourir sur scène alors qu'il n'est plus qu'une momie, certains s'arriment au pouvoir avec une énergie désespérée qu'ils prennent à tort pour un surcroît de pêche. 

J'ai eu l'immense honneur de passer deux heures avant hier avec Claude Alphandéry, 92 ans. La preuve que le temps ne fait rien à l'affaire, quand on est bon, on est bon. Mais Alphandéry ne fait pas le round de trop, il n'est plus là que pour inspirer, insuffler, donner envie. Il a lâché le pouvoir qui devenait pour lui Kryptonite, je salue sa sagesse et aimerait tant qu'elle soit plus partagée. 

Commentaires

ah ! l'amour des vieux! Tout comme vous, dès ma jeunesse, j'ai préféré écouter les plus vieux, les plus sages, les plus cultivés que d'aller m'éclater avec ceux de mon âge. Aujourd'hui encore, j'ai un faible pour ceux qui me précèdent et je n'en finis pas de regarder La Femme aux cinq éléphants, cette vieille dame traductrice allemande à la vie incroyable. Son regard, sa parole, ses lectures sont de vrais stimulants. Cher Castor, nous ne sommes pas accordés à notre époque qui prône le jeunisme mais qui fait tout pour que des vieux gardent le pouvoir. On est jamais à un paradoxe prêt !

Écrit par : marcelline roux | 28/03/2014

Ha ha ! Marcelline, c'est joliment résumé.

Écrit par : Castor | 29/03/2014

Je suis un jeune qui préfère les jeunes parce qu'ils sont pile à la charnière entre l'abandon (ou le recul vis-à-vis) des valeurs, des idées et principes issus de l'éducation et de la famille, et l'adoption de nouvelles croyances et convictions qui se muent en certitudes bien assises. Cela dit je peux croire qu'on soit plus vieux et qu'on choisisse de se laisser encore constamment ronger par le doute, mais je suis pas sûr que ce soit vraiment supportable sur le long terme (et je constate bien souvent que ça ne l'est pas).

Écrit par : Alexander | 29/03/2014

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