09/06/2015
La loi du marché, grand film de bout en bout
C'est un film qu'on va voir en se demandant, fébrile, si les critiques ne se sont pas trompés. Encenser un film "social" n'est-ce pas avant-tout la mauvaise conscience du critique trop éloigné de cette réalité ? Même précarisé, même pressurisé par un marché stupide qui généralise le dumping, le chroniqueur culturel a acquis des codes, des "compétences rédactionnelles", voire "une curiosité culturelle", une "capacité à vous adapter à différents univers". Aussi, quand le chroniqueur culturel en a marre de glaner des émoluments inférieurs à ce que à quoi ses diplômes le prédestinait, il peut changer de voie.
Thierry (Vincent Lindon) n'a pas cette possibilité. Je ne parle pas de "chance" hein, je ne fais pas dans la mauvaise conscience de bien né, je parle juste d'une réalité crue comme le fait le film de Stéphane Brizé de bout en bout. Celui du destin foncièrement ordinaire d'un prolétaire, au sens marxiste du terme, c'est à dire celui qui est dénué, ou à qui on l'a ôté, sa singularité. Dépourvu de compétences spécifiques, particulières, rares. Il a travaillé sur une machine qui n'existe plus, il se formerait bien mais on ne lui offre pas sa chance. Alors il accepte un emploi de vigile. C'est tout pour le scénario. La relégation, le déclassement ou la chute. Les prolétaires qui se bouffent entre eux et la violence d'un monde filmée sans effet de manches ou de caméras, sans surjouer, sans grande tirade méchante sur la loi du marché, justement. Brizé ouvre son film sur un échange infâme de dureté à Pôle Emploi et l'achève sur une très habile coda qui laisse le spectateur imaginer la suite, ni happy, ni sad. La vie quoi. A de très nombreux moments, j'avais presque du mal à regarder l'écran où pas une goutte d'hémoglobine ne se répand. Des moments de joie chez Lindon, presque trop ordinaires, trop chiches. Quand il danse avec sa femme où discute avec son gamin, atteint d'un handicap moteur et mental assez lourd. N'allez pas croire pour autant que Brizé a voulu en rajouter, le gosse est scolarisé et s'il y a du vin à table, le couple n'a pas de problème de bouteille. Ils ont même presque fini d'acheter leur appart, on est pas chez les expulsés. C'est toute la justesse du film que de montrer que ceux qui bossent comptent, "font attention" comme le dit méchamment la conseillère bancaire de Lindon à ce dernier quand elle constate des baisses sur son compte en fin de mois. Sans doute soupçonne t'elle qu'il claque tout en boîte...
Au final, ce film est puissant parce qu'il ne cherche pas à faire la morale, ne raconte pas l'horreur du capitalisme avec des grandes démonstrations ou des passages fumeux sur la mondialisation triomphante et l'arrivée de capitaux chinois. Au contraire, en choisissant un supermarché, Brizé place son intrigue hors du cadre des possibles délocalisations. Mais dans ce magasin, le vigile flique les clients comme les employés et le patron, lui même pion dans un groupe, attend ça. Tous prolétaires, tous interchangeables et tous entre les mains d'un groupe attentif à sa marge. Brute, très brute. Et un grand film, assurément.
07:28 | Lien permanent | Commentaires (0)
Les commentaires sont fermés.