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30/01/2016

Cet entêtement pour "le coup d'après"

iStock_000019901643XSmall.jpg"Alors Vincent, c'est quoi ton prochain truc ?". Cette question m'est revenu aux oreilles un certain nombre de fois pour ne pas dire un nombre de fois certain, ces dernières semaines. Bizarrement, cela venait de personnes qui regardaient, qui scrutaient même mes activités professionnelles. Dans le même élan, elles pouvaient donc me dire "mazette, tu en fais des conférences", et en substance "bon, et sinon, demain il se passe quoi ?". Quelle dramatique impossibilité à vivre l'instant. Pourquoi raisonner en termes de performance, d'accumulations, de nouveautés permanentes ? Ce travers que l'on dénonce chez les entreprises qui, d'ailleurs, racontent des histoires aux marchés. 

Dans mon cas, j'avoue avoir haussé un sourcil inquisiteur car j'ai déjà l'impression qu'entre mes cours, mes conférences et mes articles ou livres, je ne peigne pas trop la girafe. Non que ce soit plus méritoire qu'une mono actualité, d'ailleurs, mais cela m'a particulièrement interpellé dans la mesure où, ayant déjà l'impression de beaucoup me disséminer, voilà qu'on me demande d'en faire plus. Ca m'a rappelé que dans "Accélération", c'est précisément ce que regrette l'immense Hartmut Rosa : on fabrique des agendas de ministre pour des enfants de 6 ans à qui on ne laisse aucun vide. Il faut qu'il puisse jamais songer à l'après. 

Impossible de se "contenter" de ce que l'on est, voilà bien un des pires maux de l'époque. Voilà qui condamne ou réduit notamment tous les profs : "bon, comme d'hab', quoi. Tu corriges tes copies, tu fais tes cours, la routine quoi". Pour les soignants, pour tant de personnes qui essayent, au quotidien, d'aider, on vous serine que l'absence de variété est insuffisante. Il faudrait se "réinventer au quotidien". Les contempteurs ignorent sans doute que c'est déjà le cas : les soignants apprennent par mimétisme, par empathie, par transmission et sans dire qu'elles ont "révolutionné" leur pratique, ont sans bruit muté vers une pratique plus co construite avec leurs patients. Juste, sans employer des termes comme "co-construites", quoi... Idem pour les profs.

Cette rengaine de l'éternel "coup d'après" pousse nombre de gens à s'inventer une vie plus glorieuse, mais fantasmée : combien de cadres ont un roman à venir dans leurs tiroirs dont toutes les pages sont blanches ? Combien réfléchissent à un tour du monde sans avoir ne serait-ce que consulté un Atlas ? Qui promettent de reprendre des études pour montrer une chambre d'hôte et ne partiront pas ? Parfois, on est à l'aise avec ce dédoublement personnel, je ne dis pas. J'imagine tout de même que dans la majorité des cas tout ça est une fabrique à malheur...  

J'étais au Forum de la France s'Engage, initiative présidentielle qui a déjà récompensé 62 lauréats pour leurs engagements d'exception. J'y ai retrouvé mon ami Sébastien Kopp, fondateur voici 10 ans de Veja, extraordinaire entreprise qui fabrique des baskets... je ne sais comment dire, "éthique", "responsable" ? A rebours de ce que fait Nike, en tout cas. Quelle extraordinaire leçon que la sienne : monter un business qui marche, embauche des travailleurs dans des conditions sociales à l'exact inverse des géants du marché. Pourquoi ne pas prendre le temps de disséquer, comprendre, savourer le miracle de ce qu'il fait. Non, même à lui, la question revenait "Ha ouais, Veja, et le prochain truc c'est quoi ?". Cette fascination pour les histoires nous mènent dans le mur. Ca pousse à travestir la réalité pour mieux vendre des choses inutiles, ça construit du malheur inutile chez ceux qui font un boulot admirable mais qu'on ne prend pas la peine de raconter... Franchement, toutes les grands messes d'Apple pour raconter "la révolution" du Iphone nouvelle génération, est-ce bien raisonnable ? A l'évidence, non et pourtant, de façon moutonnière, la majorité suit ces changements et approuve. "Nous sommes devenus des approuvants déambulatifs" écrivait quelque part philippe Murray et notre fascination pour le coup d'après en est l'un des meilleurs symptômes. On devrait se souvenir plus souvent que lorsque les enfants tentent d'en attirer d'autres chez eux en disant "tu verras, on va bien s'amuser", en attendant ils s'ennuient car ils attendent que demain soit plus drôle alors qu'il y a tant de choses sympa, y compris à ne rien faire d'autre que la même chose. 

Commentaires

J'ai lu dans une bio du bon roi Henry IV que ce chaud lapin n'avait pas de " coup d'après" ; il est vrai qu'en son temps les fusils étaient à un coup et qu'il fallait du temps pour recharger .

On peut se demander si ce ne fut pas également le cas de Don Juan et de Casanova , ce qui explique qu'ils se soient autant dispersés ; Napoléon lui-même ...( vite fait , bien fait ) .

Écrit par : Johanna | 31/01/2016

Le " syndrome du Roi Henry" est un classique en psy ; ça se soigne par une attention apportée aux " bagatelles de la porte" .

Écrit par : Anne-Lise | 31/01/2016

"Alors Vincent, c'est quoi ton prochain truc ?" Cette invitation à toujours innover est par Paul Valéry qualifiée de " néomanie" .

Cette " manie " est le moteur de la société de consommation; cela pourrait être bénéfique si la nouveauté était vraiment nouvelle ; mais le plus souvent , on fait du ( supposé ) neuf avec de l'à peine vieux ; exemples : politique , musique ...

Écrit par : JC Jaurras | 31/01/2016

"Cette rengaine de l'éternel "coup d'après" pousse nombre de gens à s'inventer une vie plus glorieuse, mais fantasmée "

--------Voir les bios arrangées , mises en scène , dramatisées des "grands"comme des "moyens" et "petits "( le candidat à un emploi qui présente son parcours au DRH )

" Raconter une histoire " ( il ne s'agit pas de celle destinée à un enfant) , une expression naguère péjorative devenue positive : un personnage politique doit faire de son itinéraire passé et à venir une ""histoire" . c'est le b a ba de la com politique .

Écrit par : Mentor | 31/01/2016

"impossible de se "contenter" de ce que l'on est, voilà bien un des pires maux de l'époque"

Naguère , on essayait de faire mieux à partir de ce que l'on estimait être ; pour chacun ,améliorer l' "être" et le "faire" consistait à se former , à acquérir de l'expérience et à valoriser celle-ci ; on parlait de "promotion " , professionnelle , sociale et même humaine .
Aujourd'hui , si je comprends bien l'article de Castor, on est sommé , certes de faire autre chose que ce que l'on fait , mais , au-delà , d'être ce que l'on n'est pas : vogue du "développement personnel" bidon , du coaching appliqué à tout et fort coûteux, souvent business de charlatans sentencieux ...

Écrit par : Père Synthèse | 31/01/2016

Cette distinction entre l' "être " et le " faire" est selon moi, très éclairante:
Dans une ville moyenne telle que la mienne , on peut , sans doute mieux qu'à Paris et dans les grandes métropoles , se rendre compte de ce à quoi sont soumis les demandeurs d'emploi ( chômeurs , salariés à la recherche d'un autre job )

Très souvent , si j'en crois ce dont je suis témoin , on met en cause ce qu'ils sont plus encore que ce qu'ils savent faire ; ils sont dans bîen des cas , sommés de " changer" , certes leurs pratiques , mais surtout et avant tout leur " être " ; certains en sont complètement déstabilisés .

Qu'en pensez -vous , chère Anne- Lise , vous qui êtes experte en psy ?

Écrit par : Barbara | 31/01/2016

"on fabrique des agendas de ministre pour des enfants de 6 ans à qui on ne laisse aucun vide"

Pauvres enfants , condamnés à être " animés" pendant leur temps abusivement appelé " de loisirs" ! même à la plage , ils sont placés sous la férule de profs de gym qui ne leur laissent pas un instant de répit ...On comprend qu'en classe ils veuillent se reposer ...

Écrit par : Séraphita | 31/01/2016

Le sport , complément et substitut de l'activité physique : règlements , compétition , récompenses ; et une énorme superstructure institutionnelle qui singe la politique .

La marche à pied est elle-même mise en carte , la course la plus naturelle est baptisée " jogging "; voir au Luxembourg les malheureux cadres en petites culottes , épuisés par leur semaine de travail et qui tournent en rond en suant et soufflant ; les bagnards du " loisir" ...

Les joueurs de boule du jardin , qui s'adonnent à un loisir plus cool , les regardent goguenards ...

Écrit par : Séraphita | 31/01/2016

" La marche à pied ...mise en carte " : c'est une vieille expression du langage de la prostitution , de l'époque où cette profession était strictement réglementée ; ça dit bien ce que ça veut dire : liberté sous contrôle .

Dans un tout autre domaine , on disait qu'un " représentant " pouvait avoir " plusieurs cartes" , une forme de pluri activité dans la mono activité . Cela peut aussi se dire d'un politicien qui pratique le cumul des mandats .

Écrit par : Père Synthèse | 31/01/2016

Prostitution en free-lance ou en " maison" ; à rapprocher de la distinction faite aujourd'hui entre le travail en entreprise et les nouvelles formules d' activité en solo ou en petits collectifs :

Avant-hier , sur France-Culture , un " sujet" sur les lieux et structures qui permettant aux " indépendants " de se retrouver pour échanger sur leurs jobs respectifs et de bénéficier de certains services communs ; l'entreprise sans (en principe) les contraintes de celle-ci ; formule d'avenir ou mode du moment ?

Pour en revenir à la prostitution de naguère : la dame qui travaillait en " maison" n'était pas obligatoirement soumise aux dures contraintes du salariat ; elle pouvait être pour une part rémunérée " à la pièce" ; et la frontière entre la " rue " et la "maison" " n'était pas étanche ...

Écrit par : Mentor | 31/01/2016

" indépendance " fictive , rappellerait ( en d'autres termes ) Marx, qu'il s'agisse de la prostitution dans la rue ou des formes actuelles de free lance décrites par France-Culture : dans les deux cas on est dépendant d'un marché , d'une clientèle qui impose ses règles .

La dame de la rue avait ( et a encore bien souvent ) un boss; le travailleur " libre" est souvent le sous-traitant d'une ou de plusieurs entreprises qui y trouvent leur compte .

La dame et l' "indépendant " ont en commun un rêve : créer leur grande entreprise ; certaines dames devenaient propriétaires ou gérantes de " maisons" ; certains travailleurs en solo ou en petit collectif ont accédé au statut de grands patrons.

Écrit par : JC Jaurras | 31/01/2016

Contre la manie du changement , cette mise en garde d'Horace ( Epiitre 1 ; texte que notre prof de latin nous invite à traduire et à commenter

"Cælum non animum mutant qui trans mare currunt "

« Ceux qui courent par les mers ne changent que le ciel au-dessus de leur tête ; ils ne changent pas leur âme". 

---" Le propos peut être pris au figuré : ceux qui espèrent changer leur " être " ,leur condition , en faisant autre chose , en agissant autrement ou ailleurs .

Maxime en apparence conservatrice ( ne rien changer , ne pas chercher à se changer ) mais apparence seulement : Horace ne proscrit pas le "voyage" en tant que tel mais l'espoir excessif que l'on y attache .

La " néomanie" raillée par Paul Valéry ( voir plus haut ) est une fausse novation ; on peut parler de sur place agité ; à rapprocher de l'expression "approuvants déambulatifs" citée par Castor ;

Écrit par : Barbara | 01/02/2016

Maxime pleine de sens , mais dans votre avant-dernier paragraphe ligne 2 j'écrirais "EN apparence " plutôt qu' "apparence" , même si en l'état on comprend ce que vous voulez dire...

Visons la perfection même si elle n'est pas de monde ...

On étudie le latin à Brest ! chapeau !

Écrit par : Père Castor | 01/02/2016

Le latin ( et le grec ) à Brest : oui dans ma fac , mais de moins en moins dans le secondaire .

Merci , cher Père Castor : je corrige compte tenu de votre remarque la phrase fautive , destinée à prendre place dans la copie que je dois rendre avant midi .

Écrit par : Barbara | 01/02/2016

Peut-être avez-vous encore le temps de vous référer au propos de Pascal : à peu près ceci : tout le malheur des hommes vient de ce qu'ils ne savent pas rester dans leur chambre .

Écrit par : Mentor | 01/02/2016

Un grand merci : je me réfère à Pascal , dans une note en bas de page , sans placer de guillemets car je n'ai plus le temps de chercher le texte exact .

Amitiés du bout du monde !

Écrit par : Barbara | 01/02/2016

Voici la " pensée " de Pascal qui complète la maxime d'Horace ( pour le cas où votre prof vous demanderait d'être plus précise)

"Tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos dans une chambre. »

( chambre , au 17è siècle , = pièce , non spécialement lieu où l'on dort )

Sur le propos de Pascal voir commentaire dans un "café philo" en tapant les premiers mots du texte .

Écrit par : Mentor | 01/02/2016

Notre prof nous a rendu ce matin les copies / Horace ( ici , on n'attend pas un mois ou plus pour corriger les travaux d'étudiants)

15 / 20 ; la meilleure note du groupe ;pour une large part grâce à ce que j'avais lu sur ce blog , l'article de Castor et certains commentaires .

La référence à Pascal a été remarquée et marquée d'un" TB"

Encore une fois merci à tous .

Marrant : un de nos camarades a confondu l' Horace romain avec celui de la tragédie de Corneille ; une bonne séance de rigolade , sans méchanceté toutefois .

Écrit par : Barbara | 02/02/2016

15 /20 : bravo ! mais je m'étonne que l'on note encore ainsi à Brest alors que cette pratique est considérée presque partout comme archaïque , discriminatoire et ,réactionnaire .

Il est vrai que Brest se trouve au bout du monde , bien loin de Paris ...

Écrit par : Père Castor | 02/02/2016

On pourrait introduire dans la Constitution une fois de plus rénovée l'interdiction des notes chiffrées .

Mesure généreuse , pour tout dire éminemment taubirienne , mais difficile à appliquer : il faut bien compter les voix lors d'un vote , attribuer des points en sport etc.

A l'école et en fac , ce serait reculer pour mieux sauter: un jour ou l'autre ceux qui auront échappé à la notation chiffrée seront rattrapés par elle ...

Écrit par : Léo | 02/02/2016

Ce Blog est doncconnu et apprécié à Brest : bravo Castor ! j'ai toujours pensé mais sans le dire assez , qu'il est d'utilité publique .

Une mine d'or pour qui sait explorer ses archives ( management,
fonction publique , journalisme , politique , sociologie ,modes , Jansénisme etc.)

Écrit par : Bernard Kouchtard | 02/02/2016

Ce blog , " connu et apprécié à Brest ", je l'ai découvert par hasard : cherchant des infos sur Castoriadis , auteur de "Ce qui fait la Grèce" , lu sur le conseil du prof , je suis tombée sur "Castor" .
Bénéfique méprise !

Écrit par : Barbara | 02/02/2016

Merci pour ce post sur cette insatiable volonté à vouloir être déjà demain, plus tard, après... À cumuler les projets, les attentes, et donc les frustrations. Je me pose la question de savoir si cette course permanente, qui nécessite de faire les choses toujours plus vite, voire bâcler tout, produit c'est sur de la "friction" mais est très loin de la construction...
Décider de ralentir dans notre société est souvent synonyme de renoncement et de manque d'ambition. C'est dommage... À lire sur ce sujet Paul Virillo.

Écrit par : sacha noore | 04/02/2016

" Hâtez-vous lentement " ( Boileau ," Art Poétique " ) .

Fabius Cunctator" , le général romain qui ralentissait les opérations pour mieux battre , à son heures , l'ennemi trop pressé d'en découdre .

En urbanisme : les ralentisseurs qui obligent à ne pas circuler trop vite et à épargner les piétons .

La sagesse des nations :" festina lente " , " qui va piano ..." etc;

Écrit par : Mentor | 04/02/2016

"Alors Vincent, c'est quoi ton prochain truc ?" . Vite , du neuf , de l'inattendu , svp Castor !

Écrit par : Séraphita | 29/03/2016

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