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12/03/2017

Culture et accélération, piège à cons

20160506000735_Auto_acceleration_3.jpgLe temps est le seul actif incompressible, non modifiable et égal pour tous. Une minute de Bill Gates passe à la même vitesse qu'une minute pour un quidam. On peut jouer un peu sur le sommeil, vieillir en meilleure santé et obtenir, grâce à sa fortune, que d'autres fassent pour vous un certains nombre de tâches domestiques. On peut, mais même en étirant au maximum les inégalités de temps libre n'ont rien à voir avec celles de richesses. Au fond, on est toujours face à soi même dans son rapport au temps, nos choix, nos contraintes ou envies.

Dans une société fondée sur la consommation, le temps est l'ennemi, la limite. Dans "le capitalisme à l'assaut du sommeil", Johnatan Crarry montre les avancées marketing pour essayer d'optimiser, de traquer, de débusquer des consommateurs y compris la nuit, mais nous arrivons au bout. Nous ne pouvons guère réveiller davantage, interpeller ou harceler davantage, alors l'autre solution c'est d'accélérer. Après tout, le temps c'est de l'argent, adage bien connu pour les transports : le TGV c'est mieux que les cars, mais c'est plus cher, aussi. L'argent vous permet des accès privilégiés, premium, avec moins de monde. Avoir une prise plus rapide avec le savoir. C'est là où le solutionnisme entre en scène : le mythe du savoir infini à portée de smartphone. "Cultivez-vous à l'infini. Maintenant !", vous hurle le petit lutin messianique...  Après cela, il y a le temps qu'il faut pour découvrir des oeuvres et celui-ci est incompressible. Pas de pot. 

Dans le film "bande à part", les 3 héros de Godard traverse le Louvre en 9 minutes 43. Fort bien. On peut. Qu'en aura t'on retenu à une célérité où Vermeer, Vinci et Rembrandt sont identiques ? De même qu'on peut acheter des tas de livres pour tapisser ses murs et impressionner ses hôtes. Mais quel temps s'accorde-t-on pour les lire ? C'est là le hic. 2,4% des acheteurs du pavé sur le Capital de Thomas Piketty en sont venus à bout (le Castor fait partie de cette minorité, avec, concédons le, une certaine opiniâtreté car le plaisir de lecture n'est pas présent de bout en bout des 1000 pages... ), classique des pavés livresques aux auteurs affables en promotion, mais au propos moins emballants : Sarte avait fait le coup avec "l'idiot de la famille" et Johnatan Littel itou avec son roman fleuve "les bienveillantes".

La start up Koober s'engouffre dans cette brèche avec une proposition moisie : résumer les livres pour vous permettre de les lire plus vite. Et donc d'en lire plus. D'augmenter son savoir. Lire Proust en moins de deux heures, c'est bien une idée de génie, non ? Quelle misère... Quelle incommensurable misère humaine, à quel point faut-il être malheureux, complexé, dégoûté et peu curieux pour s'abaisser à faire sans contrainte ce que les cossards lycéens faisaient sous la contrainte de la dissertation à venir avec la collection "le profil d'une oeuvre". 

Cette tendance au speed, que ce soit reading, watching, seeing a quelque chose de navrant et d'un peu désespérant, c'est une négation de l'existence. Vivre, c'est choisir. Notamment pour les adultes. Connaître nos limites, connaître nos envies et nos goûts et ne pas nous contraindre à suivre la voie du reader digest. Ma première tendance quand je songe aux utilisateurs de Koober, comme pour ceux qui regardent les films de Fellini c'est d'éprouver beaucoup de commisération, presque de la pitié. Et puis, quand j'y réfléchis, ça ne tient pas : je ne peux pas ne pas les mépriser.

Quand je lis toutes ces ruses, stratagèmes et autres innovations visant à libérer du temps pour le savoir, je me dis que l'on détourne la seule question qui vaille : pourquoi tous ces acheteurs, ces utilisateurs, ces consommateurs culturels ont-ils si peu de temps ? Car ce ne sont pas les gros lecteurs qui ont besoin de davantage de temps pour lire. Ceux qui sanctuarisent des soirées pour aller au concert, au théâtre ou autres spectacles vivants ne s'abaissent à consommer ces ersatz culturels. Savoir déconnecter pour se plonger dans une oeuvre n'est pas une obligation, s'ils ne veulent pas le faire, pourquoi avoir besoin du vernis ? Je vois des newsletters et des starts ups se créer sur ce marché de la peur du vide culturel : en 2 minutes par jour, ils vous promettent de vous fournir le nécéssaire pour briller en société. Ceux qui y croient valent les gogos qui appellent les médiums promettant le retour de l'être aimé...

Encore une fois, retournons la question contre eux ? Pourquoi ont ils si peu de temps à consacrer à la culture si elle leur importe tant que ça ? A quelles si nobles activités consacrent ils les 23h58 quotidiennes qu'ils ne peuvent consacrer à la culture ? Tout cela n'est guère sérieux et la proposition de Macron de chèque culture de 500 euros va dans le même sens, du gavage d'industries culturelles. Tout cela est à la curiosité culturelle ce que la prostitution est à l'amour. Tristesse ultra moderne, en somme...