Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

27/10/2017

La tyrannie de la simplicité

Après le coca sans sucre, la bière sans alcool et les cigarettes sans tabac, voilà qu'on réclame des intellos sans intellects. A quelques semaines d'intervalle, plusieurs clients m'ont demandé de faire venir des intellectuels à leurs conférences afin de "donner de la hauteur" à leurs propos. Notez que personne ne leur a demandé, c'est eux tous seuls qui se sont dit que cela serait du dernier chic. Et à chaque fois que j'ai listé quelques propositions un peu sérieuses, on m'a rétorqué  la même chose : "attention, ça risque d'être compliqué, il faut que ça parle à tout le monde dans l'entreprise, des dirigeants jusqu'aux personnes ayant des postes plus basiques".

Et là, c'est une consternation sans nom devant la cécité de mes interlocuteurs : depuis quand sont-ce les dirigeants qui ont le plus de curiosité intellectuelle ? D'où sort une navrante assertion pareille ? J'en connais, j'en ai rencontré des incollables sur Rothko et Ensor, d'autres qui peuvent vous fredonner tout Hayden ou Mozart, des névrotiques de Truffaut et des amoureux de romans du dix neuvième. J'en connais. Mais je dois bien reconnaître que dans la grande (l'immense, pour être honnête) majorité des cas, pour éviter les silences trop pesants, soit on parle politique quand on y est invité, soit ma lecture assidue de l'Equipe depuis ma tendre enfance est un bien précieux... Au fond, le refus d'amener de la complexité dans l'entreprise est justement pour ne pas emmerder ceux qui se passionnent surtout pour la lecture des Echos et les histoires de montages de boîtes. Eux, ce qu'un(e) philosophe, un(e) sociologue, un(e) économiste et autres peuvent dire pour les inviter à un pas de côté sur leur activité, ils s'en cognent. Mais ça, ça n'est pas politiquement correct à dire, alors on préfère raconter que ça va causer des tracasseries aux pauvres agents chargés de la logistiques ou aux secrétaires. Comprenez, quand on est à ce poste là, c'est bien qu'il y a une raison, on peut pas comprendre un raisonnement... Alors, pour trouver un compromis acceptable, on amène des penseurs sans pensées, façon Compte-Sponville et tout le monde fait semblant d'être content.

Cette tyrannie de la simplicité est exaspérante et contre-productive. Je me souviens d'un congrès animé l'an passé où le président de l'UMIH, un syndicats d'hôteliers restaurateurs, avait invité Michel Serres. L'angoisse face à la complexité des propos du philosophe avait aussi été soulevé en réunion, mais le président avait tenu bon, arguant que lorsque ses ouailles seraient face à quelque chose d'intelligent, ils s'en rendraient compte d'eux mêmes. L'heure d'échanges prévue s'était muée en presque deux, une qualité d'écoute à faire pâlir d'envie nombre de professeurs et des questions des congressistes remarquables. Ils avaient élevé le niveau, conscients qu'on leur proposait cela. Quelqu'un avait refusé la tyrannie de la simplicité et ça avait fonctionné. Le service public audiovisuel ferait bien de s'en inspirer et de tenter de jouer son rôle en diffusant des oeuvres exigeantes. Ceci histoire de relancer une dynamique où l'on cherche d'abord l'élitisme pour tous cher à Vittez plutôt que des cons promis...