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31/12/2017

Ou sont les raboteurs de la nouvelle économie ?

1200px-Gustave_Caillebotte_-_The_Floor_Planers_-_Google_Art_Project.jpgDans la toile "les raboteurs" de Caillebotte, ce qui frappe, ça n'est pas seulement la beauté de l'oeuvre elle même, mais ce qu'elle dit des travailleurs. Les muscles saillants, concentrés en diable, leurs corps, leurs gestes, leurs savoirs-faire sont magnifiés. Pour autant, ils ne constituent pas l'aristocratie des métiers manuels, ils dépendent des ordres des contremaîtres de chantiers, mais l'hommage de l'artiste dit quelque chose de la considération pour le métier. Les parquets à poser soi même, le goût pour les carrelages et les moquettes ont fait disparaître cette corporation, comme tant d'autres. On peut appeler cela le cours de l'histoire du progrès, ou, si on est macroniste béat, un "phénomène de destruction créatrice". 

Dans la phase actuelle de destruction créatrice, d'une violence rare dans sa rapidité et la variété de secteurs économiques auxquels elle s'attaque, on ne parle que d'une catégorie de créations : les great bullshit jobs. Combien d'articles nous vantant les mérites des data scientists, des data ingeneer, des trafic manager, des brand content manager, des storyteller et une ribambelle d'autres qui donnent des sueurs froides à tous les amateurs de langue française. Ils fascinent à mesure de notre méconnaissance de ce qu'ils recouvrent concrètement. Une fascination propre à celle que les enfants éprouvent pour les magiciens. Lorsqu'une âme charitable montre le truc, l'admiration s'évente. Les data scientists le savent et se garde bien d'ouvrir leurs arrières cuisine ; Merlin règne sans partage tant que personne ne sait déchiffrer son grimoire. Et c'est tant mieux. Pour eux, s'entend. Ils sont les grands gagnants du changement, avec un hold up sur la valeur ajoutée parfaitement légal. Comment décrire autrement une économie ou 3% des travailleurs se partagent 90% des richesses produites (source : à la louche, j'assume...) ? C'est au politique de changer les règles, de taxer les rémunérations indécentes et les profits un peu fous. C'est à eux d'interdire les inégalités galopantes au sein d'une même organisation avec une part croissante de précaires préssurisés. En attendant, tant qu'on regardera ces entreprises comme des modèles et qu'on déplorera les inégalités croissantes dans le pays, on ne vaudra pas mieux que les enfants de deux ans empêtrés dans la pensée magique.  

A côté des heureux bénéficiaires des great bullshit jobs, un bataillon croissant de néo lumpen apparaît. Le lumpen de la nouvelle économie qui a tous les inconvénients de l'ancienne sans les avantages. Mauvaises payes, cadences infernales, pression et risques sur les accidents, avec en plus, absence de couverture sociale et santé et absence de protection collective, puisque ces nouveaux employés sont une armée de mercenaires du pauvres, une armée d'auto-entrepreneurs précaires. Et en plus de tout cela, contrairement aux raboteurs, aucune reconnaissance sociale. Aucun héritier de Caillebotte n'ira mettre en avant ces nouveaux métiers dont nous préférons ignorer l'existence. Puisque sur le numérique, tout est virtuel, autant ne pas s'encombrer d'une rencontre superfétatoire... 

Qui irait magnifier le quotidien d'un chauffeur VTC ? D'un livreur de restauration, d'un préparateur de commande Amazon ? Pire, qui a envie de voir à quoi ressemble un des travailleurs du Mechanical Turk, du même Amazon, tous ces millions de micro-employés, qui font des micro-tâches anodines pour que notre soit plus harmonieux lorsque nous l'allumons ? Le nom lui même fait référence à un canular du XVIIIème, les travailleurs sont ainsi rabaissés au rang de grossiers artificiers, qui doivent sans cesse faire contre très mauvaise fortune bon sourire, sous peine de voir leur note baisser et n'avoir même plus droite d'exercer ce sous-job... 

Esthétiser les humbles, redonner un sens à toutes les tâches, apporter un éclairage différent, belle urgence pour 2018. Rappelons le encore : un monde où le responsable marketing d'une entreprise comme Criteo qui fait du phishing publicitaire et qui a donc une utilité sociale égale à l'utilité esthétique d'un furoncle est mieux vu qu'un responsable d'un centre de tri déchets est un monde qui va mal. Pas besoin de Président pour inverser la courbe de la valeur des métiers.