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17/08/2018

Sociale-diversité : saura-t-on préserver des îlots sociaux ?

A la sempiternelle question "était-ce mieux avant ?", Michel Serres répondait récemment par la négative. Augmentation de l'espérance de vie, recul des conflits et des famines... Avant de savoir si nous allons entrer dans une nouvelle phase noire de l'humanité à cause du réchauffement climatique, Serres trouve que tout va mieux sauf les relations sociales. La solitude liée à l'individualisation lui paraît être le grand mal contemporain. Et c'est assez passionnant quand on y songe : dans une époque qui aime désigner les responsables politiques du doigt comme coupables de tout, puis l'école ou les médias, force est de constater qu'aucune de ces pistes n'est concluante. La réponse étant que nous sommes tous, collectivement, coupables de ne plus vouloir de collectif.  

Le premier exemple cité par Serres est la SNCF, où les banquettes face à face des trains corails ont été remplacées par des sièges isolés. Je ne veux plus parler à mon voisin et surtout, qu'on me foute la paix. La SNCF n'est pas coupable pour autant, elle s'adapte aux demandes des clients et a même proposé une offre "ID Zen" et "ID ZAP" pour ceux qui veulent la quiétude et ceux qui préfèrent pouvoir discuter avec leurs voisins. Je me suis toujours demandé qui réservait cela, à part sous la contrainte. D'un naturel débonnaire et volontiers curieux, quand je voyage, je goûte le silence absolu et n'aime pas d'autres bruits que celui des pages tournées. 

Le réchauffement climatique impose évidemment les transports collectifs, mais la voiture fait de la résistance, voire gagne du terrain avec les VTC qui augmentent largement la masse de trajets réalisés par les seuls taxis. Frédéric Mazella, en lançant Bla Bla Car a instinctivement très bien senti que l'isolement dans les transports était une grande opportunité de business. Le succès colossal du co-voiturage est avant tout lié à des raisons économiques, mais toute la communication se faisait autour des sociabilités nouvelles. Malin. De ces rencontres forcées, on fait une vitrine du nouveau hasard, car la sociabilité est plus bankable que la précarité. C'est la même logique qui avait prévalu (à grands renforts de soft power avec nombre de séries la mettant en scène) pour rendre sexy la colocation qui s'est imposée avant tout car les étudiants et les jeunes travailleurs ne pouvaient plus payer un loyer seuls... La sociabilité, voilà une valeur forte comme on dit en bourse. D'ailleurs, les réseaux sociaux ne vendent pas autre chose. Sauf que ces derniers arrivent à une époque où le séparatisme est la norme.

Séparatisme scolaire évidemment, où les stratégies de contournement et de lutte pour mettre ses enfants dans une école reflétant "ses" valeurs, "ses" méthodes, "ses" outils pédagogiques, la République mais pas trop. Tout le monde parle de l'introuvable "école de la République", mais l'explosion d'options que l'on ne trouve que dans une poignée d'établissements, de soutien scolaire en dehors de ladite école, prouvent que le tronc commun ne plaît pas tant que cela. La journaliste Anna Topaloff avait montré dans "la tyrannie des parents d'élèves" que les fractures étaient partout. Dans les quartiers populaires, les familles se défient d'une institution qui ne permet plus l'ascenseur social tant vanté. A quoi bon se donner du mal si c'est pour tomber sur un conseiller d'orientation vous assignant à votre origine sociale. Dans les beaux quartiers, les familles et leurs avocats mettent la pression sur des profs qui ne reconnaissent pas assez le génie de leurs chérubins, risqueraient de ne pas donner les notes et commentaires permettant le bon accès au supérieur d'élite. Bref, ne parlons plus de confiance dans l'école de la République comme un acquis, c'est trop Tartuffe.

Séparatisme lors des vacances des mêmes enfants. Dans une excellente interview, le sociologue Jean Viard déclarait "les familles ne veulent plus de mixité sociale". Pour preuve, les colonies de vacances qui rassemblaient 4 millions de chérubins dans les années 60 et qui devraient en accueillir 6 millions aujourd'hui pour respecter la hausse de population ne rassemblent plus que 1,2 millions d'enfants, chiffre en baisse de 200 000 en deux ans. Autant dire que c'est fini dans dix ans. Pour moi qui partais en colonies entre mes 6 et 14 ans, c'est rude. Pendant quelques semaines l'été, même lits, mêmes douches, même jeux, même moniteurs. Seuls les colis envoyés par nos parents divergeaient. Aujourd'hui, poursuit Viard, on a des parents qui peuvent investir dans des voyages à l'étranger ou plein de loisirs différenciants (musique, parapente...) d'un côté et des enfants des quartiers sensibles qui partent grâce à des mécanismes solidaires (collectivités ou ONG type Secours Populaires), mais les deux jeunesses ne se fréquentent plus. Soupir. 

Séparatisme territorial. Songeons aux véritables jacqueries lorsque des maires veulent installer un centre pour SDF, pour migrants ou un banal centre social. Dans le 16ème, des collectifs d'avocats usent et abusent de toutes les stratégies dilatoires que leur permettent les fonds apportés par les riverains pour empêcher la construction de HLM. La lutte des places se substituant (se superposant plutôt) à la lutte des classes, les emplacements privilégiés poussent à des attitudes grégaires. Ce d'autant que le bon logement correspond aussi à la bonne école, les bons transports...  

L'entreprise devrait être le lieu de désenclavement, mais avec des durées moyennes dans une même entreprise en chute libre, difficile de tisser des liens. Les bistrots ferment et les églises se vident, les plages se privatisent, bref, pas aisé de rencontrer celui que rien ne nous prédestinait à voir.  

Face à une crise endémique, la réponse ne peut être qu'à l'avenant. Il ne peut y avoir de solution miracle. La récurrente volonté de déterrer le service militaire "au nom du brassage social" est une chimère et s'est fracassé sur le mur de l'argent. Ca n'est pas en quelques semaines (comme proposé par Florence Parly) qu'on gommera quinze ans de séparatisme. Ni en demandant aux réseaux sociaux de palier ce que nous avons cassé. D'ailleurs, sur ces espaces nous nous comportons comme ailleurs, facilitant l'accès vers ceux que nous aimons, bloquant ou invisibilisant les pénibles...

Crise, par pour tout le monde. Le business s'y retrouve grâce au marketing. Viser "les français" est impossible. Viser "les jeunes", "les LGBT QI", "les séniors", c'est bien plus simple. On parle souvent du "communautarisme" comme un repoussoir religieux, mais le communautarisme est la réalité archi répandue de l'économie contemporaine. Quand on parle de marketing ciblé, on devrait parler de marketing communautaire. La nourriture s'est adaptée, les vêtements aussi, les bars (à chicha, pour vegans, avec animaux...), les sites de rencontres... Notre société s'est mise en tranches pour le plus grand bonheur des rois de la mercatique et le malheur des amateurs de Communs.  

Ce drame collectif, ce naufrage des relations humaines ne peut se gommer avec un algorithme "recréant du hasard" (nouvelle tendance des sites de rencontres amoureuses), mais passe par une éducation à l'altérité, des initiatives vraiment incluantes et des politiques plus radicalement collectives. La loi SRU sur le logement social est une évidence et la loi ELAN récemment votée, en permettant de vendre des logements sociaux va à l'encontre du bon sens en tuant ce qui reste de mixité dans les grandes villes. Les classes populaires du XIXè et XXè arrondissement de Paris, si elles sont chassées des HLM préemptés par des cadres sups, où irait-elles se loger dans un parc privé deux à trois fois plus cher ? Il faut évidemment gommer cette mesure séparatiste et renforcer la loi SRU. Avec des amendes colossales pour Neuilly sur Seine et autres communes qui sont dix fois sous le seuil de la loi. Vous voulez vivre entre vous ? Payez le vrai prix (on en recausera quand la ville sera en déficit à cause de cela). Idem pour la carte scolaire : interdisons purement et simplement les contournements et on verra la gentrification d'un autre oeil.

En termes d'urbanisme : recréer des places. On peut critiquer beaucoup de choses du bilan d'Anne Hidalgo, mais sa volonté de rendre les places aux piétons, c'est la seule voie possible. Ce qui se passe en termes de vie sur la place de la République devrait nous inspirer : des milliers d'inconnus qui dansent ensemble, chantent, font du sport, alors qu'ils ne se connaissaient pas quelques minutes avant. Ca ne gêne pas ceux qui contournent la place, ça tire du monde de l'isolement, ça devrait être généralisée;

Et puis des initiatives peuvent surgir de partout. Personnellement, j'aime beaucoup le Social bar, bar qui compte quelques centaines de copropriétaires et de plusieurs animateurs dont le merveilleux Renaud Seligman, qui s'assurent que chaque soir, qui que vous soyez, quelles que soient vos opinions, votre caractère, vous puissiez rencontrer des inconnus. Ca marche. Il y a évidemment le collectif Mona Lisa (dirigé par le fils de Michel Serres, comme quoi l'éducation) rassemblant de nombreuses associations luttant contre l'isolement des personnes âgées... Il y en a sans doute des milliers d'autres, je ne les connais pas. Des astuces pour voir apparaître des contradicteurs sur les réseaux sociaux (j'ai mon lot de trolls, recourant peu à la guillotine numérique -j'y ai cédé je l'avoue, mais fort peu), des solutions pour  embaucher différemment (salut aux copains d'Article 1, de Mozaïk RH, d'Action Emploi Réfugiés...) et ainsi de suite. Tous ces acteurs qui créent des îlots de sociale-diversité dans un océan d'individualisme cloné devraient être préservé avec la même attention que l'on porte aux espèces animales en voie d'extinction...