09/05/2019
Le refus du caporalisme, signe distinctif pour le pire et le meilleur de la gauche
Dans cette période où l'on cherche des signes distinctifs entre droite et gauche, le rapport au chef reste un marqueur clair. Ça remonte à loin, De Gaulle d'un côté La Sociale de l'autre avec leur glorieuse descendance respective, une cathédrale et des chapelles. Dans "Qu'est-ce qu'un chef en démocratie ?", le philosophe Jean-Claude Monod montre bien comment la figure du chef est un compromis très bien accepté à droite, mais mal digéré à gauche. Pire, quand elle a nié l'importance de ce question, elle l'a prise en refoulé avec des chefs à poigne, ce qui a de quoi terroriser. Et puis, par impatience, en 81, la gauche s'est résolue à Mitterrand, marre de ne pas avoir le pouvoir et en attendant les lendemains qui chantent, prenons l'aujourd'hui qui babille.
Pragmatisme pour régner d'un côté, idéalisme de l'autre. Alors que l'ultime saison de Games of Thrones ne parle que de ça, la question du rapport au chef éclaire les élections européennes, précisément celles qui mettent en avant des listes, des groupes, des collectifs sans chefs. Car au fond, on vote pour un Parlement, pas un Président. On vote pour des groupes, qui poussent des lois et font des alliances pour obtenir des majorités et des unanimités post compromis, pas un bonhomme qui décide dans son bureau. Ca devrait être ça. On devrait juger à l'aune de ça, regardez le bilan de chaque formation politique, la cohérence de l'ensemble de la liste... On parle majoritairement des têtes de listes, voire de personnalités non sur les listes, mais à la force symbolique écrasante comme Macron ou Mélenchon.
Prenons Macron, il n'est évidemment pas candidat, mais on ne parle que de lui. Impossible de poser des questions de bon sens comme "dans quel groupe siègeront les eurodéputés LREM puisqu'ils n'existaient pas en 2014 ?", impossible de demander des détails sur la cohérence de cette liste patchwork avec des écolos loin (Durand beaucoup cité est non éligible) ou mutique (Canfin) un ancien matinalier radio à la morgue digne de Védrine (Guetta). Non, on commente l'éloquence précaire de la tête de liste. Laquelle fait une campagne si catastrophique que si l'on votait à cette aune, la liste devrait s'effondrer. Ce qu'elle ne fait pas. Car le Président fait dramatiser l'enjeu autour de "progressisme ou populisme / moi ou le chaos / déluge ou déluge ?", stratégie un brin grossière mais qui marche. Avec cette enflure de l'enjeu, Macron rallie à lui peu ou prou le même socle qu'en 2017. Même déçus par les trahisons écologiques, même exaspérés par l'absence de dialogue sociale, la non transformation en nouveau monde ou encore le coup de vis sécuritaires, ils voteront pour lui. La caporalisation fonctionne.
Au RN, on n'en parle même pas. La caporalisation est une seconde nature. Sans se prononcer en faveur de la nièce le Pen, on peut même dire que la maréchalisation est une seconde nature. La liste du RN aux européennes rassemble un record de personnes mises en examen ou même condamnées pour des détournements de fonds européens. Aucun problème pour les électeurs qui se réclament pourtant de la lutte contre la corruption et les privilèges des élus. Les électeurs RN ont leurs raisons que la raison ignore.
Et Bellamy, alors ? A peine désigné il était conspué par nombre de caciques LR, Estrosi, Ciotti en tête, d'autres étaient plus dubitatifs. Pensez un catho tradi déclaré, figure de proue de la Manif pour tous. Il ne représente qu'une frange de LR. Il suffit d'un sondage en hausse et les doutes furent chassés par la perspective de gamelles. Quand la soupe arrive, on ne regarde plus la louche.
A gauche, un rapide coup d'oeil au rapport de force national devrait pousser, obliger, condamner au rassemblement malgré les divisions, malgré les divergences. Surtout, dans une élection comme les européennes où les listes sous les 5% n'auront aucun élu. Tout ça pour ça, une folie de continuer à partir bille en tête quand on est à 2% ! Et pourtant si. Six mois après que les fondateurs de Place Publique hurlaient que la gauche allait dans la mur s'il y avait 3 listes différentes, on en a 5 (significatives, j'entends...). Dans le lot forcément énormément de déçus et tous les électeurs de listes en dessous de 5% qui n'auront pas de députés, aggravant le déséquilibre avec la droite et l'extrême droite... C'est désespérant, c'est fatiguant, c'est lassant, et c'est même à court terme suicidaire. Ce fol orgueil de la division. "Ne faites pas la fine bouche, il faut d'abord conquérir le pouvoir" me disait un ami dans l'équipe de Mélenchon. "Les seuls qui bossent au Parlement, c'est EELV, les autres amusent la galerie" me disent mes amis électeurs écolos. Je pourrais continuer longuement la liste de tacles entre listes du côté du progrès social.
C'est navrant, bien sûr. Mais c'est aussi porteur d'espoir : l'avenir de la démocratie ne peut être le caporalisme. Il nous fait imploser partout. L'esprit critique, les discussions ouvertes sur tous les textes, c'est la seule modernité. Après s'être pris une dégelée sans nom, toutes celles et ceux (les fautifs sont surtout des mecs, en l'espèce) accepteront sans doute de faire des grandes listes unies aux municipales. Dans ces élections, l'union fait vraiment la force, on ne peut être là pour des places, il faut emporter la mairie. L'espoir est ténue, mais je suis du genre à regarder les trouées d'éclaircies dans un ciel noir mascara. J'aime à rêver d'une remontada par la base.
14:49 | Lien permanent | Commentaires (19)