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06/08/2019

Développement personnel, régression collective

Il est grand temps de prendre au sérieux le développement personnel. Longtemps, ces textes oscillant entre la guimauve, les bons sentiments, la religion light, voire les dérives sectaires, n'ont pas inquiété grand monde. "Il n'y a pas de mal à se faire du bien", "ils ne font de mal à personne", "s'ils y croient, tant pis pour eux". Il y eut toujours un regard gentiment condescendant à l'égard de ceux qui prônent la bienveillance pour réenchanter le monde. 

Il est grand temps de le prendre au sérieux, car c'est devenu un phénomène de masse incontournable et à la croissance ahurissante. Un chiffre m'a particulièrement interpellé : 31% de français lisent au moins un livre de développement personnel chaque année, alors qu'ils n'étaient que 17% en 2014... A ce rythme là, dans dix ans, une majorité de français s'infligera volontairement chaque année, un de ces ouvrages pourtant tous semblables, tous aussi creux, aussi vides, aussi lobotomisants. Le fait qu'on puisse y revenir est inquiétant pour les lecteurs, mais aussi pour la société dans son ensemble... Le développement personnel, ça n'est pas "une gentille alter psy ou alter religion du bien", c'est le plus puissant outil de soft power du néolibéralisme.

J'ai écouté (je les aurais bien lu, mais je me refuse à leur donner des droits d'auteur et j'aurais eu trop honte d'être fiché en bibliothèque comme les ayant emprunté et de toutes façons, quand on en a lu un, on les a tous lu, il suffit de les écouter pour entendre leurs idées "nouvelles") du Christophe André, du Frédéric Lenoir, du Mathieu Ricard et je me suis infligé la consternante lecture des "quatre accords toltèques" qui traînait dans une maison où je passais quelques congés...

Ca n'est pas aussi navrant que je le subodorais, c'est pire. Non seulement l'intelligence y brille par son absence à toutes les pages, mais le plus patent chez les promoteurs du développement personnel, c'est la gigantesque régression collective. Outre que le but ultime de tout ouvrage de développement personnel est on ne peut plus général et vague "chercher la paix, l'amour et le bonheur", tous ne reposent que sur la volonté des individus. "Le monde appartient à ceux qui le veulent vraiment". "Si vous êtes vraiment alignés et vous donnez à 100%, vous réussirez"... Sur Linkedin et dans les conférences Ted X, on entend beaucoup ce genre de brouet positifs sans être positivistes (pauvre Auguste Comte, que de navets on écrit, prononce, filme, streame, en ton nom...) inondent les réseaux... A rebours de l'histoire. Au moment où les inégalités de diverses natures explosent, l'urgence c'est de repenser le collectif. Inégalités de naissance, de fortune, de territoire, scolaire, toutes choses pour lesquelles, par essence, nous ne sommes pas responsables, sont tout bonnement éludées de l'équation du développement personnel.

Comme l'avait parfaitement démontré Valérie Brunel dans "les managers de l'âme, le développement personnel en entreprise, nouvelle pratique du pouvoir" (La Découverte), nombre de dirigeants d'entreprises recourent au développement personnel pour faire passer la pilule de l'éternelle pression à la performance. Que chacun se concentre sur ses objectifs, vaguement ceux de son équipe, que personne n'émette d'opinion discrépante et tout ira bien. Car l'essence du développement personnel, c'est son absolu capacité à éviter les conflits et les critiques. On voit bien pourquoi cela attire des dirigeants de boîtes à actionnaires, désireux d'estomper toute revendication des salariés, des syndicats, de la base, des cadres, toute revendication quoi. Et donc peu à peu, cette même pensée s'est instillée en politique. On casse les clivages, on est bienveillants, on oeuvre pour le bonheur, quoi. Faut-il que nous soyons confondants de naïveté pour avaler des couleuvres pareilles...   

Et pourtant, donc, politiquement, ça marche. Les plus madrés des auteurs de développement personnel font mine d'en référer à Spinoza (pauvre Baruch...) mais au fond, on pourrait réunir toutes leurs pensées dans une seule citation de Margaret Thatcher : "La société n'existe pas". Elle ne connaissait que des individus et trouvait paresseux les explications sociologiques. Ça c'est du développement personnel. Chez l'entrepreneur de la Silicon Valley, comme chez Macron disant que l'on peut choisir de devenir "tout ou rien", chez Bolsonaro qui détruit "les inutiles études de sociologie", des zélotes du développement personnel.  

L'idéologie du développement personnel instille le nauséabond poison de l'individualisme forcené, du après moi le déluge... C'était bien la peine de mettre les religions à distance en 1905 pour se coltiner une secte new age qui a juste repimpé le slogan biblique "aide toi à être heureux et tu le seras"... Nous valons mieux que ça.