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02/05/2020

Le charme discret du doute de la bourgeoisie

Après sept semaines de confinement, les certitudes des économistes se sont évanouies. Naguère, ils vous expliquaient tous doctement comment telle mesure fiscale, telle réforme du marché du travail bougerait à la marge 0,1% point de croissance et comment, en les combinant dans un Meccano d'une complexité rare, on pouvait retrouver une prospérité certaine. Disparues, ensevelies par les monceaux de chiffres inouïs liés au Covid.

11 millions de chômeurs partiels, 100 milliards de dette publique supplémentaire, 55 milliards d'épargne "forcée" des français. Seule certitude : les huit semaines de confinement auront changé plus que tout la carte économique du pays. Et personne ne sait ce que cela donnera demain. Enfin, pas tout à fait.

Si on prend les choses dans l'ordre, on sait ce que cela va donner pour une partie du pays. Celle qui va plus mal économiquement qu'avant le confinement. Les 12 millions de français.es qui sont à 50 euros près à la fin du mois vont sans doute plus mal. Avec des dépenses où les loisirs sont rares, le confinement leur donne peu de sources d'économies. A contrario, entre la cantine gratuite des enfants qui disparaît et les razzias sur les premiers prix (voire l'inexistence des premiers prix, en ce qui concerne fruits et légumes frais qui ne sont plus importés) en supermarché qui les contraignent eux aussi à augmenter leur budget courses, ça coince au portefeuille. Eux iront plus mal, n'auront pas eu le loisir de réfléchir au superflu, et tenteront de reprendre le fil d'une vie où le travail sert avant tout en remplir le frigo. 

Il y aussi ceux qui sont hors écrans radars, je ne les oublie pas. Ceux qui n'achètent rien car ils n'ont rien et comptent sur les distributions alimentaires, de vêtements, de meubles en espérant éviter expulsions et autres catastrophes. La gravité de la crise implique qu'il y aura beaucoup de perdants. Et puis les hors filets de sécurité d'État, artisans, indépendants précaires, gérants... Une crise globale, quoi. 

Mais quid de tous les autres ? Je ne parle pas des margoulins qui ont fait fortune avec des pratiques mafieuses dans la revente de masques, de gel et de surblouses. Non, toutes celles et ceux qui font que la France est un pays riche et qui entretiennent une économie de pays riche, faite de tourisme de luxe, de loisirs onéreux, de consommation opulente. Après huit semaines, et sans doute plus, passées sans pouvoir consommer tout cela, que feront-ils demain? Nul ne le sait.

La réouverture de la boutique Hermès en Chine et ses 2,7 millions de dépenses en une journée est un exemple, mais un seul de ce qui pourrait se passer demain. Une ruée sur des Iphone X, des voitures trop chères, des sacs et bijoux de luxe pour lesquels toutes les économies du confinement seraient englouties ? Chez les plus addicts à la consommation, peut être. Mais je n'arrive pas à y croire.

Sans plus de certitude que les autres, je vois juste une forme de lucidité qui se dévoile chez nombre de celles et ceux qui vont bien. Une réflexion affinée sur le "système" qui les tient depuis des années. La part de vérité contenue dans l'adage "il ne faut pas perdre sa vie à essayer de la gagner" prend de l'ampleur et nombre d'entre nous (je mets évidemment dans le lot de ceux qui vont bien) voudront faire évoluer le partage entre travail et temps libre, à l'avenir.

Pour celles et ceux qui oeuvrent dans la fonction publique avec une rémunération quasi identique partout (les primes territoriales relèvent de la -mauvaise- plaisanterie), peut-être ce confinement aura-t-il été le coup de trop : on vit mal à Paris avec une paye de prof ou de juge, mais plutôt bien à Nantes et comme rois et reines à Limoges. Sans nécessité vitale, scolarisation d'enfants, carrière, on pourrait assister à des transferts massifs. Pas un "retour à la terre" mais aux territoires. Pour ceux qui bossent dans le privé, la prise de conscience de ce qu'ils peuvent vivre avec moins pourrait là aussi opérer des transferts d'autant plus fort que le pli du télétravail est sans doute pris de manière définitive. Pas aussi fortement qu'aujourd'hui, tout le monde voit les limites des réunions actuelles, mais bien plus fort qu'hier. Impensable, demain, de réunir ses cadres éparpillés dans l'Ile de France, voire dans l'hexagone pour un point de 2h. Sic transit gloria Zoom. 

Ma génération et plus encore celles et ceux qui ont dix ans de moins sont au coeur de cette évolution : chaque année, quand bien même leurs salaires augmentent, leur pouvoir de vivre diminue. Regardez les graphiques sur ce qu'un jeune couple en CDI peut acheter comme appartement à Paris. Sur trente ans, la chute du nombre de m2 possiblement achetable (ou à louer) est vertigineuse. Eux ont bien senti qu'ils touchaient le fond de la piscine du système et pour quelques déterminé.e.s à repartir de plus belle dans une ascension professionnelle acharnée pour faire mentir les graphiques, nombre voudront essayer une autre piscine, voire un étang...

Ceci ne sera pas qu'une longue idylle, nombre de restos avec bistronomie, d'enseigne de prêt à porter, de cours de pilates, d'industrie "wellness" ne résisteront pas à la sobriété choisie d'une part de la bourgeoisie. Je suis prêt à parier que le pays survivra quand même. Toutes celles et ceux qui bossent 70h par semaine pour se payer des semaines de jeûne et de silence déconnecté à 4 000 euros deux fois l'an réaliseront que l'on peut obtenir la même chose gratuitement en Lozère (zéro mort du Covid) à condition de démissionner...