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16/08/2016

Réaffirmer la frontière temporelle séparant l'homme de la machine

sablier1.jpgL'histoire du progrès technique et de l'automatisation connaît des avancées saccadées, avec des montées et des replats. Jamais de descente. Là, on vit sans conteste une accélération folle avec l'irruption de l'intelligence artificielle, des robots et des drones qui se proposent joyeusement de remplacer la majorité des emplois occupés par des humains. Les chiffres du désastre pour le travail des hommes varient tellement qu'on a du mal à le prendre au sérieux (un peu comme le réchauffement climatique). Comme pour les crises économiques, l'exagération de la cause cataclysmique vaut gage de sérieux académique. A contrario, toute pensée un peu dubitative vous range dans la catégorie des benêts.

Ainsi, nous sommes passés en quelques mois de la diffusion d'une étude d'Oxford annonçant 50% de disparitions des emplois actuels à l'horizon 2025 (faut se dépêcher, les robots) et copieusement reprise par les technocritiques (Bernard Stiegler en tête) et une autre plus récente du FMI, parlant de 9%. Des écarts types qui rappellent syndicats et préfecture au sommet de leur forme. Mais même en l'euphémisant, impossible d'ignorer la menace. La fourchette basse équivaudrait tout de même à un doublement du chômage.

Dès lors, la grande question discutée d'estrades en symposium est : qu'est-ce qui reste au royaume de l'homme ? Qu'est-ce qui fait notre spécificité et que les machines ne peuvent s'approprier ? La plupart des articles convergent pour sauver "les émotions". En gros, Rabelais aurait tout compris et le rire serait vraiment le propre de l'homme. On sauvera donc les êtres de fictions, les chansonniers, les troubadours au moment où les scribouillards sérieux, les pisse tristes copies, seront remplacés par des automates. Bon. 

Je crois qu'au-delà du registre des émotions, une autre différence majeure entre l'homme et la machine doit être réaffirmer en tant que frontière inviolable : le rapport au temps. De même que l'homme est la seule espèce vivante consciente de sa finitude, nous avons un rapport au temps unique. Une conception malléable, d'ailleurs : les réunions pénibles de quelques minutes nous paraissant des heures, quand les soirées magiques s'écoulent sans que l'on y prenne garde. Le fait même que nous arrivions à nous illusionner sur le temps montre bien le rapport singulier que nous avons avec lui. Contrairement aux automates, nous ne disposons pas d'une horloge interne en continu qui nous indiquerait à chaque seconde l'avancée de la journée. Et tant mieux...

La machine, elle, compte sans cesse. En réponse à l'adage voulant que le temps équivaut à de l'argent et qu'il vaut mieux éviter de le gaspiller. Une logique utilitariste et consumériste en diable, nous pousse sans y prendre garde à calquer notre rapport au temps. Jusqu'à l'épuisement. C'est comme cela qu'elle nous a supplanté dans les usines : elle ne prend pas de congés payés, elle. Elle ne se met pas en grève, ne réclame pas de pause, bref elle est plus fiable niveau temps que nous. 

Cette logique industrielle s'est étendue dans les services avec le même risque de folle cadence : impossible de suivre les actualisations et nouvelles versions de ce qui nous entoure sans s'épuiser. On ne parle pas des grandes révolutions techniques qui font qu'un homme ayant appris à écrire à la plume apprivoisera une machine à écrire puis un ordinateur à quelques décennies d'écart. Ca, c'est un rythme adoptable sans peine. Mais quid des incessantes demande d'optimisation, d'actualisation, de mise à jour, que nos ordinateurs et téléphones exigent de nous au quotidien faute de quoi ils cessent de fonctionner ? Intenable, littéralement. Les réparateurs de voitures ne peuvent suivre la modernisation des systèmes et doivent s'en remettre, les yeux fermés, à des logiciels pour réparer les voitures qu'ils ont eux mêmes crées. 

Tous les salariés (où ceux que ça amusent) le savent : depuis quelques années, le mail automatique de réponse d'absence du destinataire est devenu une norme, presque un impératif. Ainsi, la machine corrige l'impéritie humaine en informant l'émetteur dans la seconde qu'il restera sans retour à sa missive pendant X temps. Heureusement que la machine ne prend pas de congés payés, elle.

Il y a vingt ans, il fallait être joint là où on se trouvait au bureau. Si l'on se déplaçait, walou. Avec l'ordinateur, la menace s'est précisée, avec l'ordinateur portable et le wifi généralisés, on reçoit ses mails partout. La question est où s'arrêtera la course : après la poche avec le smartphone, les fameuses "notifications" arrivent jusque sur votre poignet d'I watch. Et demain ? Une décharge électrique au cerveau, dans l'oeil ? Nous nous infligeons nous mêmes ce qui nous effrayait chez Orwell et Huxley...

C'est face à l'évidence de telles horreurs que chacun d'entre nous peut se positionner sur l'échelle de la décélération volontaire. On peut oublier ses appareils au fond des sacs, les débrancher, ne pas en posséder, ne pas répondre aux injonctions. On peut toujours. On nous objectera que les petits chefs ne vous laissent pas ce genre de libertés, mais il faut leur parler, leur expliquer que le travail n'est pas mieux fait si on y répond dans la seconde. Réaffirmer la singularité de l'humain face à la machine et leur dire que oui, Google translate va plus vite qu'un traducteur, mais que comme dans la fable de la Fontaine, le plus rapide en apparence ne gagne pas toujours...