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06/10/2020

Dé-chiffrer le monde

"Quand le monde s'est fait nombre" du mathématicien Olivier Rey est un de mes livres de chevet. Si je ne le relis pas, c'est que je ne relis rien, contrairement à nos grandes voix qui relisent Proust, Montaigne et Thucydide en alternance tous les étés, je pratique la lecture à usage unique (mais avec prêt...).

Pourtant, je me souviens encore d'une phrase essentielle de cet essai : "La statistique est aujourd’hui un fait social total : elle règne sur la société, régente les institutions et domine la politique. L’éducation disparaît derrière les enquêtes PISA, l’université derrière le classement de Shanghai, les chômeurs derrière la courbe du chômage… La statistique devait refléter l’état du monde, le monde est devenu un reflet de la statistique". 

Cette année n'échappe pas à la règle avec un nombre de nouveaux chiffres qui vont trop vite, qui coulent et nous noient : le R, le taux d'incidence, de propagation, l'indice de positivité, le nombre de cas contacts, la vitesse de diffusion, l'indice de mutation, les malades en réanimation, les morts... N'en jetez plus.

Et c'est bien ça le drame, on ne regarde plus une Pandémie mais un tableur Excel. Et le temps qu'on comprenne comment il est agencé, ce qu'il montre et ne montre pas, le mal est fait. L'écrasante majorité des gens ne regardent que cela et on n'a pas le temps de créer un contre chiffrage, un contre tableau. On sait, depuis qu'on a vu qu'il mourait 2000 personnes par jour en France, que le Covid n'entraînera une surmortalité qu'à la marge, voire pas du tout ; en Suisse, le nombre de morts en 2020 est inférieur à 2019... On sait que la moyenne d'âge des décédés ne cesse de croître pour s'établir entre 82 et 83 ans, conforme à l'espérance de vie. Bref, on a eu le temps de se désintoxiquer des chiffres fous. Mais c'est un peu tard. Et ça sera sans doute, toujours le cas. 

La course à la production de chiffres est une course entre gendarmes et voleurs lors de laquelle ces derniers ont systématiquement un temps d'avance. Ce, car ils (les néolibéraux au cas où il y avait un doute sur les coupables) ont beaucoup plus de moyens à mobiliser sur la production de chiffres, de rapports, d'études. Celles d'Oxfam, de l'Abbé Pierre et autres sont des contre-poisons puissants, mais elles interviennent souvent pour contredire les récits dominants. 

J'en viens à me dire qu'il faudrait davantage dé-chiffrer le monde pour refaire de la politique. Dé-chiffrer et plus se demander ce que l'on veut mesurer. Les social impact bonds, les green bonds, la bonne finance en réponse à la mauvaise finance, ne peut être la solution. La seule solution, c'est de revenir au questionnement dès le début : des questionnements simples et obsessionnels. Où se créent les inégalités ? Quels écarts acceptables ? Ou et comment se produit ce que je vend ? Dans quelles conditions sanitaires ? Comment se répartit la valeur ajoutée de ce que je produis : humainement, territorialement ? La politique doit revenir à un questionnement en boucle : qu'est-ce qui est juste ? Tout le reste n'est pas littérature, mais statistique.