13/11/2019
Immigration : le trop de débat, pas le débat de trop
Une petite musique est instillée à la fois par les fascistes et ceux qui se réclament du progressisme : "on" ne pourrait pas débattre sereinement de l'immigration. Dangereuse convergence... Par "on", comprenez à chaque fois que les "droits de l'hommiste" ou les "islamo gauchistes" (deux tribus sans aucune réalité sociologique) refuseraient de voir le mal qui vient et refuseraient de débattre. Or, personne n'a jamais refusé de débattre, au contraire. Peut-on débattre de l'accueil digne des migrants si on ne leur donne aucun cours de français pour s'intégrer ? Si on les parque pendant des mois dans des centres de rétention où il monte en pression ? Si on les maintient des années dans une incertitude administrative. Bref, on veut débattre de notre modèle intégratif, de notre projet de société, pas seulement "des flux" et autres "quotas".
Mais le plus fascinant est la disproportion folle entre l'emprise de ces débats et l'intérêt qu'elle suscite chez nos concitoyens. Au moment de la crise des gilets jaunes, des milliers de questionnaires furent tendus aucun ne faisait remonter l'immigration comme une préoccupation majeure, qui fut quand même inscrite à l'ordre du jour par le Président. A contrario, la santé fut gommée des priorités quand une étude gigantesque d'Ipsos montrait que c'était la priorité absolue : des services de proximité, moins d'attente, des meilleures conditions de travail pour les soignants... Tout bonnement rayée de la photo. Un an après, la colère des soignants est toujours là et leur légitime grève et journée d'action aura lieu demain. Cherchez l'erreur ?
Autre point qui me fascine, la réception de l'ouvrage "les deux clans" de David Goodhart, qui oppose gagnants et perdants de la mondialisation de ces trente dernières années, mégapoles et territoires plus ruraux. Dans son livre de 350 pages, une 30aine concernent l'immigration, d'où il ressort que les ruraux ne sont pas beaucoup plus racistes que les autres, ils ne veulent pas d'immigration "de masse" (définissez "de masse" notes aux sondeurs) car "ils ont peur pour leur emploi et trouvent que le pays change trop vite". Ils ne parlent ni insécurité, ni terrorisme, ni grand remplacement, ni je ne sais quelle connerie... Pourtant, la réception se fait autour de ce thème, hier, on créait un débat fantoche entre Goodhart et Bernard Guetta pour savoir si LREM était trop "aveugle aux colères populaires concernant l'immigration".
Rappelons que 100% des députés RN ont voté la loi Collomb sur l'immigration, on a connu opposition plus agressive. Tactiquement, le RN va se démarquer gentiment car 2022 arrive et il faut faire des clins d'oeils appuyés, mais LREM s'est montré plus inhumain sur l'immigration que les gouvernement Sarkozy, une gageure. Preuve que l'électorat et les cadres n'ont rien de "progressiste" aucune fronde d'ampleur n'a eu lieu quand le RN les a soutenu sur ce thème. Cherchez l'erreur...
Dans "les deux clans", il y a plus de deux cents pages d'analyse expliquant que le NHS (la sécu anglaise) a déserté les campagnes, que le MEDEF anglais a trop misé sur les diplômés du supérieur sans jamais tendre la main aux techniques, aux apprentis, que les infrastructures de transports, les nouveaux foyers de jobs sont toujours à Londres et dans les mégapoles. Pas un mot d'analyse... Dans une Une récente du JDD, l'islam et la laïcité étaient annoncés comme "sondage choc" en disant que le problème était là... C'était considéré par les sondés comme la.... 6ème priorité, des années lumières derrière la santé, la lutte contre le chômage, le relèvement des salaires, la protection de l'environnement et la lutte contre l'insécurité...
A poser le débat sur des bases boueuses, il ne faut pas s'étonner d'un résultat fangeux.
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08/11/2019
Bulle de filtre, vraiment ?
Depuis le Brexit et l'élection de Donald Trump, une petite musique un peu facile nous explique que les réseaux sociaux nous enfermeraient dans des bulles de filtres qui nous pousseraient à voir uniquement nos mêmes. La thèse est séduisante. Après tous, les algorithmes nous poussant à voir ce que nous aimons, ce qui nous émeut, nous indigne ou nous ravit, mais en tous cas nous voyons bien que ce que nous suivons nous reviens plus fort qu'un boomerang. Cette étrange sensation que ces outils nous poussent à ne voir que ce que nous aimons et nous enfermant dans un cocon doux de certitudes.
Dominique Cardon parle des bulles de filtres et explique que c'est sans doute moins binaire que ce qu'on en dit, que nombre de gens aiment avoir des amis qui ne pensent pas comme eux, aiment débattre, se confronter, troller joyeusement ou simplement suivre. Que l'avantage du numérique c'est aussi de pouvoir suivre, s'exposer sans se confronter. Et Gilles Finchelstein de citer des études qui me manquent (.... putain d'Alzheimer précoce je ne me souviens plus de la source, si quelqu'un l'a) attestant que de toutes nos interactions sociales : famille, amis, travail et vie en ligne, l'espace où nous sommes confrontés au plus de diversité d'opinions serait... les réseaux sociaux.
Un partout balle au centre ? Contrairement au foot, il n'y a pas d'arbitrage, humain ou vidéo, fiable pour juger de ces thèses. Les chiffres, l'audience des réseaux sociaux sont tellement gigantesques, nous baignons dans des ordres de grandeur tellement gigantesque qu'il est impossible d'attester dans un sens ou l'autre à l'aide de notre seul perception ou ressenti.
A mesure que le temps passe, j'avoue être davantage convaincu par la thèse Finchelstein. Dans ma famille, la droite et les macronistes, les anti vaccin, les pro manifs pour tous les conspis (sans lien de cause à effet entre ces catégories, hein, c'est pour prendre du segmentant) n'existent pas. Peu dans mes amis, beaucoup plus au travail (surtout pour les gens de droite, hein), et beaucoup, beaucoup plus sur les réseaux sociaux...
Ce qui m'a le plus frappé comme exemple, c'est un post Facebook sur les anti vaccins où j'ai vu 10 voix favorables à la non vaccination s'exprimer. Rien de tel autour de moi, dans mon cercle intime, où je pense ne connaître personne défendant cela. Et pour cause, c'est pour moi une ligne rouge. Je ne pourrais être ami proche avec un(e) criminel(le) en puissance. En revanche, on peut discuter, s'écouter, débattre et échanger. Sur Linkedin, le contraste entre réalité et virtualité est encore plus frappant. Je reproduis systématiquement mes plaidoiries ou réquisitoires des Tribunaux pour les Générations Futures et les nombreux commentaires (50 pour le cas d'hier...) sont infiniment plus divers que ce qui s'est passé en réalité. Ces événements sont ouverts, mais passent par des réseaux, des puissances invitantes qui exercent un premier tamis très serré. Parfois, des étudiants, parfois des managers, à l'occasion des Colibris... Toujours est-il que les bulles sont en amont et avant d'accuser la technologie, admettons que nous avons un fonctionnement tribal et que nous aimons à nous rassembler dans une myriade de petits archipels pour parler comme Jérôme Fourquet, archipels qui coexistent, qui cohabitent, qui se frôlent, mais rarement se mêlent... Dès lors, les verdicts de nos procès sont souvent tranchés, l'opinion non pas unanime, mais moins diverse que dans le pays. Eu égard au baromètres de confiance pour les médias, que j'ai pu l'emporter facilement sur un thème comme "les journalistes sont-ils des vendus ?" en plaidant que NON, il fallait vraiment que je sois devant une salle acquise... Idem pour "faut-il interdire la voiture individuelle à Paris ?", quand on songe au nombre de personnes voulant rouler tranquille, un verdict pro interdiction est impensable face à une foule "représentative".... Quand je reproduis ces textes sur Linkedin, la majorité silencieuse s'exprime. Et s'exprime crûment. C'est parfois fatiguant, peu argumenté, souvent, ils ne m'ont pas lu et se sont arrêté au titre du procès pour dire : "bien sûr que les journalistes sont des putes" ou encore "arrêtez d'emmerder les gens en bagnole et retournez bosser". C'est aussi parfois plus cortiqué et donne à entendre ceux qui ne pensent pas comme nous.
Territorial, scolaire, professionnel et social, le cloisonnement est avant tout dans le monde réel. Les bulles de filtres sont plus visibles dans les bars pour hispters ou les Tacos que sur les réseaux sociaux. L'accusation technologique a toujours bon dos, mais se heurte au mur du réel. Pour avoir de la confrontation, ces outils ne sont pas inutiles, même si le niveau des controverses, lui, n'est pas toujours celui qu'on aimerait.
11:00 | Lien permanent | Commentaires (9)
06/11/2019
L'été indien du pluralisme démocratique
Souviens-toi, c'était il y a 3 ans à peine. Il y a un siècle, une éternité. En voyant le paysage politique actuel, où un premier ministre peut se permettre dans l'hémicycle de désigner Marine le Pen comme seule adversaire légitime, on peine à croire qu'En Marche a été crée il y a 3 ans seulement. Des débuts mystiques à Amiens, on avait remplacé l'étable par un gymnase, mais le public se pressait autour d'un gourou dont les initiales donnaient le nom au mouvement. Une suite christique où des marcheurs illuminés allaient porter la parole révélée du nouveau messie, lequel avait vu la lumière et apporterait au pays "le meilleur de la gauche et le meilleur de la droite".
C'était grotesque, c'était emphatique, c'était un condensé de wishfull thinking, de développement personnel, il fallait être d'une inculture politique crasse pour y croire, mais la démocratie avait la gueule de bois. La gauche avait trahie comme jamais. La droite était pourrie comme jamais. Il y avait un trou de souris, il s'engouffra et au contact des sondages, la souris se fit éléphant. On connaît la suite, du grand art de stratégie électorale avec un coup d'essuie glace surpuissant. D'abord, un coup à gauche pour rallier toutes les branches mortes des réseaux DSK, Valls, toute l'aile droite et modérée du PS. Assez pour déshabiller le camp et les laisser à leurs querelles intestines pour un nouveau leadership. Depuis, les promesses vaguement sociales ont été enfouies. Le dédoublement de classes de CP est une fumisterie démontée même par la cour des comptes, la gratuité des soins dentaires et optiques n'ont pas les moyens prévus. Les montants investis pour ces mesures ne représentent pas 1/10ème de mesures reaganiennes comme la fin de l'ISF, la flat tax, la limitation de la fiscalité des banquiers pour attirer les brexiters... Tirer le rideau côté jardin.
Côté cour, les huées grondaient. Macron c'était le traître, la gauche bobo bien pensante qui prônait les droits des gays. La conquête de ce camp serait plus rude. C'était mal connaître Macron. Son côté réac mâtiné de classicisme , nourri au côté d'une épouse prof dans le privé (à Amiens, puis dans le 16è...), fit merveille. Une rhétorique très XIXème siècle, fondée sur l'ascension méritocratique aveugle aux discriminations, aveugle aux injustices de naissance, fit merveille. Sur le sociétal, il s'adoucit et adouba la légitimité de la parole catholique lors d'un long discours aux Bernardins. La répression violente des manifs de gilets jaunes lui permit de se distancer du "laxisme de gauche". Sur l'immigration, celui qui vantait la diversité des talents quand il était en poste à Bercy fait passer des quotas comme Sarkozy et lance un débat boueux sur "voile, immigration, terrorisme, islam" comme Sarkozy...
Enfin, il finit le travail avec une réforme de l'assurance chômage où il réalise le fantasme le plus absolu de tous les ministres de droite, mais comme tout fantasme, jamais assouvi : se passer des syndicats de salariés pour imposer la réforme rêvée du MEDEF. Exit le pluralisme, welcome TINA : there is no alternative. Et en effet, après les deux coups d'essuie glace, there is no more alternative autre que Marine le Pen... D'où la harangue d'Edouard Philippe hier, désignant bravache Marine le Pen comme seule adversaire légitime pour 2022. On comprend évidemment le Premier Ministre a adouber le plus grand repoussoir, mais c'est jouer avec le feu car les digues républicaines ne sont plus ce qu'elles étaient... 19% pour le Pen en 2002, 33% pour la fille en 2017 et déjà 45% selon les sondages hier... C'est loin, 2022 et à la vitesse où croissent les fissures, c'est trop loin.
Quand j'écris "there is no more alternative", ça n'est pas un souhait, évidemment. Et je les vois les alternatives, mais leur pluriel est leur faiblesse dans un système institutionnel aimant le monolithe. Ce matin, Ruffin proposera son chamboule tout social et écologique. C'est intelligent, cortiqué, puissant. Ça pourrait être une alternative. Mais Mélenchon n'aimera pas qu'on vienne faire le malin dans son camp, Jadot rappellera son score aux européennes pour vanter sa légitimité sur l'écologie, Olivier Faure... Oui, non bon, Olivier Faure on s'en fout, mais vous voyez l'esprit, là où les alternatives fleurissent, les divisions murmurent. Comme on disait en mai 68, "à 2 trotskystes on fonde un mouvement, à 3 on crée une nouvelle internationale, à 4, il y a risque de scission"...
Les institutions ne changeront pas avant 2022. Il faut une seule tête. C'est navrant, c'est inepte, c'est daté et dépassé, c'est christique... Et c'est ça le drame. Le pluralisme démocratique a ses défauts : il pousse à des compromis, des arrangements, des négociations. Mais fors cela, voilà à quoi on aboutit, une absence totale de débats, des passages en force, du chantage au fascisme odieux. Ayant été élevé loin des fictions de Disney, je suis bien incapable de terminer ma note par un happy end.
07:55 | Lien permanent | Commentaires (16)