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14/12/2019

Morale-bol

Peu importe, au fond, que Delevoye démissionne ou non. Même s'il part, la fameuse morale publique dont le nouveau monde se rengorge tant qu'ils en avaient fait une priorité, n'en ressortira pas grandie. Car ce départ résultera de la pression publique, pas de l'intéressé lui-même ou de son supérieur hiérarchique. Au contraire. L'intéressé a parlé "d'oublis" (à plus de 5 000 euros nets par mois....) ses supérieurs l'ont non seulement soutenu, mais ont de surcroît vanté "l'incroyable rectitude de l'homme".

Il y a de quoi pousser un soupir à même d'effondrer la maison des 3 petits cochons. "Nul n'est censé ignorer la loi", nous dit-on, mais il en est de sacrément complexes parmi les normes. Celle qui dit "un membre du gouvernement ne peut cumuler ses fonctions avec une activité privée rémunérée" en revanche est simple et limpide. Pas d'ambiguïté, pas de lecture interprétative façon Torah. Ce d'autant plus quand on est membre d'un gouvernement. 

Depuis deux ans, Delevoye occupe donc des fonctions le mettant dans les 4% des français les mieux rémunérés, pour une activité qui n'apparaît jamais dans son emploi du temps plein comme un oeuf de Haut Commissaire aux retraites. C'est l'argent de l'influence, d'une vie à se tisser un carnet d'adresses, c'est l'argent de l'arrangement. Que de tels postes existent, c'est inéluctable. Tous les ancien(ne)s responsables public(que)s sont approché(e)s pour monnayer leur connaissance des arcanes et de quelques collègues. Mais ils et elles ne sont pas plus aux manettes, c'est une différence de taille. Et la séparation doit être avec des barbelés électriques.

Le fait que nous plaisantions depuis quelques jours de Delevoye sans qu'il soit parti ou qu'on lui est indiqué la sortie est assez déprimant dans ce que cela dit de notre rapport à la morale publique.

Macron pourrait pourtant se rappeler que sans faute morale adverse, il ne serait jamais devenu président. Sans l'emploi fictif de Pénélope Fillon, nous serions tous en fillonie. Il s'en est rappelé, deux mois, quand il s'est agi d'exfiltrer les ministres MODEM du gouvernement. Et puis exit la morale.

Richard Ferrand qui cumule suffisamment de casseroles pour être actionnaire majoritaire chez Tefal, est toujours président de l'Assemblée Nationale. Ajoutant l'injure à la blessure, il se permet même d'ouvrir une enquête contre Eric Alt d'Anticor... Le monde à l'envers. Tous nos meilleurs juristes s'en sont émus dans une tribune hier, mais qui n'a pas ému l'exécutif. 

Sans une défense calamiteuse, Rugy serait resté au ministère, ses collègues le protégeaient au départ... 

Le plus navrant, le plus déprimant sur notre pauvreté morale, tient dans le profil de ceux que nous avons proposé comme Commissaire Européen. Sylvie Goulard, parce qu'elle parle plusieurs langues et connaît les arcanes des financements continentaux, était jugée la meilleure candidate. Ceci, alors même qu'on connaissait son rôle dans l'affaire des assistants parlementaires, mais surtout son emploi façon Delevoye payé 12 000 euros par mois pour défendre de sulfureux intérêts américains... Comment, en connaissance de cause, peut-on l'envoyer ? Évidemment, elle fut évincée. Et pour la remplacer, on proposa pire, Thierry Breton. Secoué par nombre de députés et passé mention passable, à la consternation des organismes comme Transparency International. Président de la Fondation LVMH, patron d'Atos, naguère privatiseur en chef des autoroutes, et une ribambelle de mandats pour des officines vantant la dérégulation, cet homme est aussi neutre vis à vis des intérêts privés que Poutine est démocrate. 

La pureté n'existe pas. En politique pas plus qu'ailleurs, mais pas moins. Le nombre de personnes poursuivies n'a rien d'affolant, en %. Sauf au RN, ou près de 15% des élus ont eu maille à partir avec la justice depuis les années 2000. Mais justement, précisément parce que la faillite morale se perpétue dans le nouveau monde, l'argument de l'honnêteté ne fonctionnera pas contre le Pen en 2022. 

Je sais bien qu'il ne faut pas désespérer Billancourt, mais sur ce sujet, j'admets ne pas savoir comment faire naître de faux espoirs... 

 

 

12/12/2019

Extension du domaine référendaire, réduction du politique

"75% à 80% des électeurs britanniques voteront aujourd'hui en fonction du Brexit". Adieu santé, éducation, transports. Adieu partage, solidarité, échanges. Adieu, surtout, projet de société. Ce "pour ou contre" est une façon de mettre la poussière sous le tapis et d'oublier toute forme de complexité. Dans le camp du Brexit, on a évidemment les rageux, les haineux, ceux qui ne supportent pas les immigrés qui leur volent travail et femmes, pains et lits, qui ruinent leurs valeurs. Bien sûr. Mais il y aussi ceux qui veulent le retour du NHS d'antan, une des premières revendications. Ceux qui veulent la fin de frais de scolarité étudiante exorbitants, qui ont explosé sous Cameron plus que n'importe quelle bulle d'IA. Ceux qui veulent renationaliser les chemins de fer pour avoir des transports fiables, peu onéreux, qui les mènent au travail sans bouchon et frais d'essence trop lourds. De tout cela, il ne sera pas question, aujourd'hui.

La vision référendaire c'est la lèpre du débat politique, et elle s'étend. En Israël, tous les grands écrivains ont hurlé depuis des décennies qu'on ne pouvait plus faire de politique chez eux, plus avoir des discussions sur le modèle de société que l'on veut. Grossman, Oz, Shalev et Kimhi écrivaient que la vie politique israëlienne était prisonnière du débat sur la guerre et l'extension coloniale. A cause de ce nauséabond sujet, le pays s'est enfoncé sans cesse plus à l'extrême-droite, au point que cette crapule de Netanyahou est un point, peut-être pas d'équilibre, mais à tout le moins de discussion, avec des nervis plus à droite encore.... 

La logique du TINA pousse les libéraux classiques ou leurs faux nez progressistes à proposer la même chose : nous ou le chaos. Un référendum en creux. Ça finit toujours mal, les Démocrates Américains étaient persuadés qu'entre de bons gestionnaires d'Ivy League et un clown de télé réalité, jamais le peuple ne les bouteraient hors du royaume. Raté. Comme le dit Patrick Savidan, il y a une "démocratisation du sentiment oligarchique" : puisque tout est perdu, je veux être un gagnant et tant pis pour les perdants que j'écraserai avec mon SUV... Ça vaut pour Orban (marre des losers communistes) pour Trump (marre des pleureuses pro LGBT et féministes) pour Salvini (des droits-de-l'hommiste qui veulent aller à Lampedusa) ... Ça sera vrai chez nous.

Il y a quelques mois, deux tiers des français étaient favorables au principe d'un système universel de retraites. Deux tiers. Moins d'un tiers aujourd'hui. Ceci précisément au nom de cette rhétorique pleine de morgue. Le "nous sommes trop intelligents" décliné aujourd'hui en "nous allons continuer la pédagogie de la réforme". La semaine dernière au premier jour de grève, sur France Culture donc avec le temps de s'expliquer, Laurent Berger, modéré parmi les modérés, expliquaient pourquoi il soutenait le principe de la réforme. Hier, le même s'est mué en taurillon devant une muleta. Ceci au nom d'une insupportable absence de volonté de débat et de passage en force sur l'âge pivot...

Il existe du "débat washing". La grande kermesse de début d'année en est une illustration. La première revendication des français, des années lumières devant le reste, c'était revaloriser les soignants et doter le service public de santé d'équipements, de moyens humains dignes. Exit du débat et 10 mois après une grève sans précédent, Buzyn donne des queues de cerise. Soit ils ont la même audition que Beethoven, soit ils ne veulent pas discuter. Mon intime conviction penche pour la seconde réponse. Ma même intime conviction me dit que Boris Johnson ne perdra pas ce soir. Parce qu'en cas de référendum, l'envie de dire merde est toujours majoritaire. Marine le Pen ne dit rien, elle compte les points et attend gourmande, tel le Renard que le Corbeau de l'Elysée laisse choir son fromage. 

06/12/2019

Je me souviens de décembre 1995

En ce deuxième jour de grève, les comparaisons avec 1995 se multiplient pour savoir si Edouard Philippe est bien le fils spirituel d'Alain Juppé et si l'histoire bégayera. On compare, donc. Le nombre de personnes dans la rue, les effectifs des principales centrales syndicales, des partis. Les intellectuels de l'époque (Bourdieu contre Ricoeur) et ceux d'aujourd'hui (Piketty contre Baverez) (j'ai pris ceux qu'on entend le plus, je ne ripoline pas les femmes du sujet, je constate...). Mais on fait comme si la France n'avait pas changé, fors de dirigeants, en 25 ans.

En 95, on entendait parler de la grève, matin midi et soir. Pas entre. Le Matin avec Télématin, le midi avec Patrick Chêne, le soir avec Bruno Masure ou Billalian, lesquels commentaient les titres du monde. Entre ces grands messes télévisuelles, on éteignait le poste pour reprendre une activité normale. Sans ce brouhaha permanent, on pouvait se voir sans être vus, et Louis Viannet et Marc Blondel avaient pu se serrer la main pour faire front uni. 

Je me souviens d'une maisonnée très chargée et joyeuse. Mon copain de lycée habitait Sevran, direct en RER pour notre lycée du quartier latin. Il dormait à la maison un soir sur deux faute de train pour rentrer. Un ami libraire de mes parents avait le même problème et échouait sur un canapé, le lit d'ami étant pris par un architecte toulousain bloqué à Paris. Je me souviens d'une grande sérénité. D'un premier ministre "droit dans ses bottes" qui déchanta comme il était venu. De leaders syndicaux sûrs de leur coup, aussi, de l'improbable coupe de cheveux de Bernard Thibaut qu'on découvrait. Des Guignols de l'info qui dédramatisait la bataille. Je me souviens qu'alors, déjà, on était dans la rhétorique du "privilèges des uns" et de "marre de bosser pour les autres" ou encore "usagers ulcérés", mais ça n'était pas un drame. C'était un affrontement.

Les manifs s'enchaînaient les unes après les autres, des millions de manifestants et peu de pandores. Du calme dans les cortèges, les seuls cris étant de colère. Serein et déterminé, le cortège gonflait comme dans le Cid et savait qu'à bon port, Juppé serait débarqué.

Cette France n'existe plus. Au delà des chiffres, le rapport au temps a changé. SNCF et RATP communiquent en permanence et tout le monde commente les taux de grévistes en permanence. Impossible d'y échapper. Nous n'avons plus quelques cardinaux cathodiques, mais une armée de petits prédicateurs, le plus souvent appartenant à la Chapelle de Saint Libéral, expliquant que les titulaires de régimes spéciaux sont Belzébuths. C'est fatiguant. Dans les cortèges, plus de grands panaches, de grandes centrales, mais des milliers de micro archipels agrégés. Forcément, c'est plus fragile, volatile, un souffle d'air ou de feu, et ça se disperse. Je ne suis plus chez mes parents mais personne ne me demande à être hébergé, les gens ne se déplacent plus. Ils télétravaillent. Les vélos et les trottinettes en libre service soulage les forçats de la marche. Ça couine beaucoup, mais ça n'est plus figé.

Au-delà des chiffres, c'est ça qui a vraiment changé. En 1995, nous avions des blocs. Des blocs sociaux. Ils ont fondu, se sont dissloqué, comme dans les rêves des libéraux, nous sommes bien plus liquide qu'avant... Nous avons fusionné les corps sociaux et il est urgent qu'ils soient à nouveau condensés, faute de quoi, nous serons dispersés. 

Je me souviens de 95 et j'étais plus optimiste. Le match Bourdieu Ricoeur était joué d'avance...  J'espère que l'ex assistant de Ricoeur prendra la même baffe. Je ne peux rêver plus beau cadeau de Noël.