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04/11/2020

Les rues de Paris ne sont plus sûres

En bon inconditionnel de Desproges, je connais tous ses sketchs à peu près par coeur, et périodiquement, je les réécoute. "Les rues de Paris ne sont plus sûres" est sans doute un de ceux que j'ai le plus de mal à réentendre car à chaque fois, la chute me fait mal. Desproges raconte son affection pour l'épicier arabe de son quartier qui dépanne tout le monde, fait découvrir du Muscadet qu'il boit avec parcimonie car il est "moitié diabétique et moitié musulman" et ouvre tous les jours. Sauf le jour où le rideau est resté fermé car il avait été victime d'une agression au couteau, gratuite. Je ne doute pas que le fait divers soit, hélas, véridique. Il y a dans le ton de Desproges une solennité qu'il n'emploie que lorsqu'il parle des gens qu'il aime. 

C'était le début des années 80, le début de la poussée du FN et un racisme de plus en plus décomplexé (je ne dis pas que c'est neuf, hein, la centaine de morts de Charonne en 1961 ou Dupond Lajoie rappellent que les années 60 n'étaient pas une ode merveilleuse au vivre ensemble) qui a débouché sur des mouvements comme SOS Racisme et Touche pas à mon pote. Alors, on croyait sincèrement qu'on arriverait à réconcilier tout le monde. Ça n'est plus le cas. 

Trop de choses sont passées par là. Le terrorisme d'ampleur depuis 2001 n'a jamais causé autant de morts qu'à cette date fondatrice pour lui, mais revient avec des actions suffisamment épouvantables et suffisamment fréquentes pour que les dirigeants occidentaux continuent d'en faire la principale menace. Et par extension, les terroristes sont devenus les musulmans fondamentalistes, puis les musulmans "radicaux", puis désormais tous les musulmans qui ne hurlent pas fièrement #notinmyname à chaque attentat. 

Les deux dernières attaques sur le sol français furent épouvantables de violence et de symbole : si même l'école et l'église ne sont plus des lieux préservés par la violence, il ne reste rien. Et évidemment, face à de tels actes, on peut attendre une sévérité extrême à l'encontre de toutes celles et ceux qui ont aidé ces agissements, ou qui s'en félicitent, revendiquent d'en perpétrer d'autres... Évidemment. Mais pour les millions d'autres musulmans qui sont révulsés par ces attaques ? 

Tout le monde sait que suite aux attentats, le poison de l'assimilation, pour éviter de dire amalgame, se répand dans le pays. Que la suspicion généralisée sur toutes celles et ceux qui mangent hallal, se voilent, se renforce. Pécresse et d'autres entonnent le couplet de "chantez la marseillaise, dites que vous êtes avec nous !". Comme si elles et ils n'avaient pas le droit, pourtant légitime, d'être uniquement dans la sidération, le dégoût. 98% des victimes de Daech dans le monde sont des musulman.es insuffisamment pur.es à leurs yeux fous. 98%. Alors, franchement...

Une amie journaliste me disait s'être déconnecté des réseaux à cause de cela, tout le monde la sommait de s'exprimer sur la décapitation de Samuel Paty qui l'a fait pleurer, elle qui s'est construite par l'école et mise sur cette même institution pour ses enfants. 

Ce matin, la nounou de Petite Merveille s'est faite bousculer puis houspiller par une flic énervée qui hurlait pour qu'elle sorte son attestation. Lassée d'entendre des horreurs de passants mal lunés face à son voile, elle marche avec de la musique sur les oreilles. D'où le fait qu'elle n'ait pas entendu la flic avant de lui montrer son attestation qui n'était pas assez bien pour cette dernière car elle avait scanné et pas imprimé l'attestation que je lui avais signé. Sans le collègue flic venu réparer la méprise, elle pouvait prendre en plus de l'humiliation publique, 135 euros d'amende. En entendant son récit, j'avais les larmes aux yeux. La lâcheté ordinaire qui vise à rabaisser des innocents par amalgame avec les terroristes. Quelle honte. En 2020 comme hier, les rues de Paris ne sont pas sûres. 

Ce pays est foutu pour la politique

En juin 2000, la Reine Mère m'a demandé si je voulais enclencher une procédure pour obtenir la double nationalité franco-américaine à laquelle j'avais le droit en tant que son fils. À l'époque, W n'était pas encore élu, le 11 septembre pas advenu, et la première bulle internet pas éclaté. Bref, pour beaucoup, c'était le paradis rêvé. Moi, je revenais de New York, où j'avais payé 534$ une prise de sang à l'hôpital (j'avais la varicelle) et où j'avais vu des clochards se battre pour récupérer les bouteilles de verre vides et glaner quelques dollars à la consigne. Ce pays me dégoûtait, politiquement, et je renonçais à en être ressortissant.

Pour moi, ce pays est mort depuis 1980, quand ils ont élu un semi débile, conseillé par Milton Friedman qui a saccagé violemment tous les fondamentaux communs hérités de Roosevelt, et conservés par tous les présidents suivants, Républicains inclus. Jusqu'en 1980, la peur d'un basculement du monde vers l'URSS faisait que les États-Unis gardaient un gros niveau d'État-Providence. Reagan a commencé à tout ravager et personne n'a réparé le pays. Les huit ans de Clinton et les huit ans d'Obama n'ont pas réparé les dégâts, mais les ont aggravé malgré quelques rustines type Obamacare. Ils ont saccagé leur pays et l'économie mondiale. La course à l'échalote au dumping fiscal sur fond de mondialisation, c'est eux ; la crise de 1987, eux ; celle de 2001 avec Internet, eux ; les subrpimes encore eux et notamment Clinton qui a dérégulé le système bancaire comme personne...

Depuis que la Valley triomphe en plus du pétrole et du gaz de schiste, les États-Unis sont devenus le pays du tiers monde le plus riche de la planète. Ploutocratie, confiscation de la politique par des lobbys, déconnection du débat public des réalités sociales. Ce pays était perdu en 2016 et a eu le réflexe de voter Trump puisque foutu pour foutu, pourquoi pas voter contre un winner en papier, un winner de télé-réalité. 

Trump a saccagé ce qui restait de communs. Sa réforme fiscale a fait du pays un paradis fiscal légal. Apple a rapatrié son fric planqué dans les paradis fiscaux moyennant... 8% de taxes. Les riches n'ont même plus à frauder pour s'enrichir. Cette année, pendant que les pauvres meurent de faim et du Covid faute d'accès aux soins, les riches se gavent et préviennent qu'il faut s'armer pour éviter le retour des "marxistes". Il a tellement outré tout débat qu'il a confisqué le dialogue politique aux États-Unis. Ça n'est pas la peine de refaire le match, ce matin comme en 2016. Bernie ne l'aurait pas emporté plus largement que Biden : si Biden est Marxiste, Bernie fait passer Staline pour un macroniste... 

À l'heure qu'il est, Biden est peut être en train de gagner, chaque minute lui amenant de nouveaux votes, ceux par correspondance qui doivent lui être hyper favorables. Mais ça ne sera pas un raz de marée. Il n'aura pas une écrasante majorité dans les deux chambres, les Républicains pourraient garder le Sénat et ont bétonné la Cour Suprême. Bref, même s'il est élu, Biden ne réparera rien du tout. Déjà parce que ça n'est pas son profil politique, ensuite parce qu'il ne pourra pas. J'espère qu'il siègera bien à la Maison Blanche pour qu'on puisse se dire que nous ne sommes pas en train de vivre un mix de Black Mirror et Years and Years, où chaque nouvelle élection est imparablement pire que la précédente, mais ça ne suffira pas. Le niveau de haine que se voue les deux Amériques, les États désunis, nous prépare à des années de conflits internes d'une violence inouïe...

01/11/2020

Représentativité du confinement

Il y a peu, pour une conférence sur le thème des "colères citoyennes", j'ai replongé dans le bain des révoltes politiques récentes et souvent, presque toujours, on trouve à la base des problèmes de considération, de reconnaissance. Les travaux de Richard Sennett, d'Axel Honneth et tant d'autres reviennent bien sur ce que le manque de reconnaissance provoque de frustration, de colère, de rage. Les applaudissements et des demies-augmentations de salaire ne peuvent combler des carences symboliques et pécuniaires énormes pour celles et ceux qui ont continué à travailler et à soigner pendant le premier confinement. Six mois après, il est assez logique qu'elles et ils soient d'autant plus amers à l'idée de recommencer. Non pas recommencer à travailler, ça elles et ils y sont prêt.es, mais recommencer à n'avoir aucun égard particulier, aucun traitement de faveur. Il y a de quoi devenir chèvre...

Intimement liée à la reconnaissance, la question de la représentativité. Cette dernière nous tiraille de plus en plus,  sur un mode importé des États-Unis où l'on cherche à mesurer si l'on représente bien toutes et tous dans l'espace public. Est-ce qu'il y a assez de femmes qui s'expriment comme expertes sur les plateaux télé, à la tête des boîtes du CAC 40, dans les métiers de l'industrie ? La réponse est à peu près toujours "non", mais on progresse. Beaucoup, beaucoup, beaucoup trop lentement, mais globalement, peu de régressions. Pour le reste de ce que l'on mesure, les choses sont moins nettes : les discriminations liées à l'origine ethnique, à la couleur de peau, au handicap ou à l'âge ne faiblissent pas. Si on prend l'acmé de la représentation nationale, on voit bien qu'elle est (enfin...) quasi paritaire, un peu moins monochrome blanche, plus jeune et tout à fait ouvertes aux orientations sexuelles non hétéros. Mais, et c'est un gigantesque mais, il n'y a plus ou quasi plus ni d'ouvriers, ni d'employés, ni de chercheurs d'emplois... Comme quoi, on peut être paritaire et pourtant ne pas représenter la moitié de la population. 

Or, ce que nous vivons avec le confinement c'est une exacerbation des inégalités en tous ordres, mais avant tout sociales. Bien sûr, les femmes souffrent les premières car elles sont encore plus victimes de violences, surinvestissent (malgré elles) les tâches ménagères... Mais au-dessus de cette inégalité de genre, l'inégalité de classe est patente et la représentativité publique des plus fragiles est epsilonesque. Pour cent matinales où l'on fait parler des virologues, des chef.fes des d'urgences et des patron.nes, on a un représentant du Secours Populaire ou de la Fondation Abbé Pierre qui viennent nous rappeler l'ampleur des drames qui se nouent. 

Cela n'a rien de neuf, nombre de chercheur.es qualifient ces millions de français.es de "France des invisibles". Dans les informations générales, ces catégories sont systématiquement oubliées. Qu'une assemblée nationale composée pour beaucoup de lobbystes, de consultants et d'avocats, de hauts fonctionnaires et de médecins ait de la précarité une idée lointaine c'est triste mais attendue, mais quid des journalistes ? Elles et ils sont payé.es pour s'intéresser, chercher, à refléter le pays. On peut reprocher beaucoup de choses à Ruffin, pas une connaissance intime et parfaite des mécanismes de silenciation des milieux populaires. Malheureusement, ses harangues pour les femmes de ménages de l'Assemblée Nationale ou les aides à domiciles, passées des pics de partage sur les réseaux sociaux, ne sont pas suivies d'effets. La précarité ordinaire recueille une solennité polie, mais rien de plus. Au moment où cette précarité explose, elle reste polie et s'efface derrière le virus.

Le climat social s'est largement durci en France, les baromètres successifs montrent un manque d'empathie croissant avec les chercheurs d'emplois, se disant qu'ils le cherchent bien (malgré les preuves évidentes du contraire). Souvenons nous, il y a quelques années, quand Uber est arrivé en France, les engueulades gigantesques : "ouais mais les taxis truandent, ouais mais c'est moins cher"... La même chose avec AribnB où l'on moquait les hôteliers replets. Fasht Fashion, fast services, fast teaching avec des vacataires enrôlés à la mission, à la pige, au fond tant que cela fonctionne, tant que la voiture avance personne ne soulève le capot. Et maintenant qu'elle n'avance plus, qu'elle explose même, on s'éloigne lentement et un peu penaud de la voiture en flammes...

Vraiment, les bras m'en tombent : au premier jour du second confinement, des témoignages sur des parisiens qui vont dans leurs maisons de campagne... 3 minutes du JT ! Mais tant mieux pour celles et ceux qui ont le choix, qui ont plusieurs toits sur la tête, mais comment expliquer que dans le même temps, on ne donne pas la parole à celles et ceux qui vont perdre le seul qui les abrite ? Idem pour les étudiants, on sonde les dilemmes des partiels, mais on n'alerte pas sur l'ultra précarité : logements minuscules, solitude exacerbée, plus de jobs alimentaires, pas d'aide... Les quelques papiers consacrés à ces questions (Mediapart, Street Press, notamment) montrait un grand nombre de jeunes ayant faim. Faim. 5ème pays le plus riche au monde. Aberrant. 

L'opinion publique n'existe pas, mais elle se façonne. Je me demande vraiment quel serait notre avis sur le confinement, si l'on balançait de 99% de peur sanitaire, 1% de crise sociale, à 50/50. Si tous les jours, on nous alertait sur des hypothèques, des faillites, des ventes de fringues pour acheter de la bouffe, des déclassements (le taxi du jour m'a parlé d'une de ses amies gérante dans l'événementielle qui après une année d'annulation a déclaré faillite et "a du prendre du travail chez Auchan", des décrochages scolaires, psychiques, du désespoir en barres... Si l'on nous rappelait tous les jours, le marasme ambiant, mais bon, avec des si on mettrait Paris en bouteille recyclée..