09/03/2014
La politique de l'individu
La France des années 2000 souffre au moins de deux injonctions contradictoires fortes : la demande de la prise en compte des individus est de plus en plus forte, mais on vomit l'individualisme. Le fonctionnement des réseaux est de plus en fort, s'appuyant sur les formes associatives, les clubs et encouragé par Internet. Tout vous encourage à animer votre communauté et pour autant le communautarisme est le terme tabou et honni de tous. C'est en partant de ce double postulat que la philosophe Fabienne Brugère tisse ses réflexions toniques et éclairantes.
Eclairantes sur les failles de la gauche actuelle qui n'a pas su reconfigurer son logiciel. Dans l'idéal de gauche, l'individu, la communauté sont les ennemis. Seuls prévalent la République, l'Ecole, l'Hôpital, les Travailleurs, les Chômeurs... Dans la doxa de la gauche française, l'individu n'existe pas, il est écrasé par un collectif. En cent pages à peine, Fabienne Brugère esquisse les contours de ce que serait un programme de gauche radicale sur l'économie (ce qui n'est plus le cas depuis des lustres) et libérale sur le reste, dans le sens où elle libère l'individu de pesanteurs, lui redonne confiance et lui permet de se prendre par la main. Cela signifie passer moins de temps à cajoler les élites qui n'en ont pas besoin et être plus dans le care pour tout ceux qui ne peuvent se passer d'état.
L'exemple des discriminations et des inégalités est un bon symbole. La gauche était mal à l'aise avec ces thèmes car la discrimination est perçue comme positive, réclamant une rupture dans une égalité qui n'est aujourd'hui observable qu'en théorie. En commençant à se saisir de ces questions, en reconnaissant que tous ne sont pas égaux devant la scolarité, l'orientation, l'emploi, mais aussi le logement (big up au juge qui a condamné un office HLM pour discrimination ethnique cette semaine) ce n'est pas faire du misérabilisme ou protéger "toujours les mêmes", mais au contraire rétablir une égalité de fait, seule condition possible à l'épanouissements de tous les individus dans une vaste communauté nationale.
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05/03/2014
Le supplice de la grille
Après avoir lu le livre coordonné par Barbara Cassin, on est tenté de se dire que l'humanité a progressé. Nous sommes passés en quelques siècles du supplice du grill à celui de la grille, d'évaluation. Le second fait sans conteste moins de morts. Néanmoins, dans un monde largement pacifié (je lis les journaux, hein, je vois la Crimée et l'Ukraine, mais allez voir la rétrospective Goya, vomissez. Songez une seconde au XXème siècle, et relativisez Maidan) pourquoi s'infliger pareil non sens ?
De quelle atrocité sans nom le livre dirigé par Barbara Cassin parle-t-il ? De l'évaluation. Dit comme cela, on ne frémit même pas. On devrait. Le psychiatre Roland Gori qui co-signe la préface, aime à rappeler qu'en démocratie, ce qu'il y a de plus dictatorial, c'est la norme. Erigée de façon arbitraire et technocratique, non démocratique, elle s'impose à tous. Et l'évaluation est son bras armé.
Ceci n'est pas un livre pour spécialiste. Pas un manuel concernant ceux qui sont en contacts avec lesdites pratiques d'évaluation. Mais un livre pour tout ceux qui sont dotés d'un tant soit peu de consience citoyenne et qui se demande légitimement si les instruments avec lesquels on mesure leurs mérites, vérifie leur travail et soupèse leurs compétences ne sont pas un brin biaisés. La réponse est non. Pas un brin... Les auteurs réunis en collectif devaient craindre de ne pas être pris au sérieux, c'est pourquoi ils ont inséré dans l'ouvrage un certain nombre d'authentiques grilles d'évaluation, afin que le lecteur lambda puisse se forger son opinion. Et là, tout n'est qu'enfer, damnation et consternation. De la santé mentale aux diagnostics de violence sur enfants aux enfants potentiellement violents jusqu'aux professeurs, on se demande de quels cerveaux malades de misanthropie ces grilles sortent. Tout ce que je puis affirmer sans risque de me tromper c'est que les auteurs de ces monstres technocratiques n'ont jamais vu l'un des sujets dont ils parlent. 73 questions inopérantes dans la vie de tous les jours pour connaître les antécédents d'un gosse violent et chercher à comprendre s'il peut se muer en un délinquant et savoir par anticipation s'il récidivera (belle confiance affichée dans le travail de réinsertion)... Non mais, sans déconner...
Le New Public Management a ses raisons que la raison ignore. La raison humaine, à l'évidence, la raison sociale tant le fait d'affecter moins de moyens au service public ne peut déboucher systématiquement sur une augmentation de la qualité de service. Par ailleurs, puisqu'il convient souvent de parler aux banquiers comme à des banquiers, les auteurs montrent l'absurdité économique de cette emprise évaluatrice. Pour deux raisons. D'abord, pour celles évoquées précédemment : les indicateurs biaisés confortent une vision biaisé. En gros, comme dans la prophétie auto-réalisatrice, façonner vous même les questions permet d'aboutir aux conclusions que vous souhaitez, vous. Ensuite, le temps passé à se mirer peut atteindre parfois la moitié du temps de certains salariés. On se gausse encore de Narcisse, mais d'une certaine manière, cette obsession évaluatrice est du même ordre. Rappelons que l'ivre de lui même n'a guère bien fini. A bons lecteurs...
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02/03/2014
Confiteor
Voi che entrate, lasciate ogni momento libero. Qu'on ne se méprenne pas sur le détournement dantesque, car Confiteor de Jaume Cabre n'a rien de l'enfer. Au contraire, sa lecture est quasi paradisiaque, excepté à l'issue des 800 pages, lorsque vient le moment de refermer le livre. Moi qui vitupère souvent contre les éditeurs qui ne savent pas couper leurs auteurs, je n'aurais jamais tenu rigueur à celui de Cabre s'il avait enjoint son auteur à rajouter quelques centaines de pages à l'hénaurme livre.
D'où l'invitation initiale à vous dégager du temps libre : on ne s'attaque pas à Cabre avec quelques trajets de métro, on prévoit de grosses plages de temps libre pour plonger dedans avec avidité et on se laisse balader entre les époques par un narrateur érudit et courtois. C'est un de ces livres colossaux dont on ressort éprouvé (en bien) assez admiratif en pensant à l'auteur, à son travail de longue haleine (8 ans) et interrogatif sur ce qu'il pourra écrire d'autre après cet opus magnum. En même temps c'est son problème...
Confiteor, roman glouton, démesuré. D'une érudition folle, mais sans pédanterie. D'un souffle historique puissant, mais sans vous donner ce tournis nauséeux des auteurs qui veulent asseoir leur supériorité sur leurs lectures. Impossible de résumer l'histoire sans trop en dire ou sans rabougrir l'ambition de l'auteur. A tout le moins, on peut camper le décor. L'histoire se passe en grande partie au XXème siècle pour finir aujourd'hui. On suit le narrateur de la petite enfance au crépuscule de sa vie, avec des allers/retours. Les parents du petit sont des barcelonais fortunés, avec des biens mal acquis qui leur ont profité tout de suite. Ils se déchirent sur un sujet, l'avenir de leur fils. La mère voudrait qu'il soit violoniste virtuose, le père rêve d'en faire le plus grand érudit de l'époque, un philologue façon Renaissance parlant dix langues, dont l'araméen... Ces tiraillements permanents sont d'une richesse narrative infinie. En traversant le roman de Cabre, on interroge l'histoire, les grands et les petits mensonges, les amours évidentes et les plus compliquées. C'est surtout un livre qui interroge la grande question actuelle "qu'est-ce qu'une vie réussie ?" avec plus d'élégance, de finesse et de brio que tous les bouquins pompeusement baptisés essais qui encombrent les tables des librairies ou les rayons "développement personnel". De la dentelle brodée sur une infinité, ou presque, de phrases, Confiteor relève quasiment de la faute de goût par excès de raffinerie. Un peu comme une cuite au Château Chasse Spleen 1995. Une faute de goût trop raffinée pour être condamnée. Santé !
09:51 | Lien permanent | Commentaires (0)