09/02/2014
Il a écrit "Free !", il a pas tout compris
J'imagine qu'il doit être pesant d'être précédé par une aura de légende. Je veux dire par là que toute une génération vous considère comme une espèce de Demi-Dieu, mi gourou, mi visionnaire ultime. Il a écrit La longue traîne, Makers et dirige la revue Wired. On écoute ses prophéties comme on consulte un haruspice avec la même volonté de placer aveuglément toutes ses forces et deniers là où l'indique l'ami Chris Anderson. Aussi, j'abordais la lecture de Free ! Comment marche l'économie du gratuit avec un enthousiasme mâtiné de doute sur le concept de la gratuité. Mais enthousiasme. Vite retombé...
Anderson est sans doute un excellent observateur des oscillations et mutations du marketing, mais la réflexion de fond sur les rapports entre l'humain et l'économie ne l'intéresse pas du tout. Dommage. Vous sortez d'un livre de 350 pages sur l'économie du gratuit sans un début de commencement de queue de réflexion sur ce que l'on fait des produits financier de cette gratuité. Car sur les 400 plus grandes fortunes américaines, 11 se sont bâties ces dernières années, sur du gratuit. Bon. Mais 1/ Certains gagnent énormément d'argent sur de la gratuité, mais avec la force d'autres hommes et ce ne serait pas nécessaire de partager ? 2/ L'économie de la gratuité détruit plus d'emplois qu'elle n'en crée et il ne faudrait jamais s'interroger la dessus ? Etranges impasses dans les raisonnements d'Anderson.
Le problème de ce livre est qu'il s'attaque à une nouvelle économie et la pense comme l'ancienne. Il part de la célèbre maxime d'Oscar Wilde, "on connaît le prix de tout et la valeur de rien" et la détourne en se disant que lorsque le prix est rien on peut atteindre une valeur de fou. Et il ne quitte pas cet axiome erroné pendant tout son ouvrage. Ainsi sur les livres, il cite un crétin d'éditeur qui prétend que le drame des livres n'est pas leur piratage, mais le fait de rester dans l'ombre. Aussi, Anderson propose d'exposer, d'innonder, de saturer les cerveaux de gratuité pour une poignée de yuppies et fuck les autres. Si c'est ça la nouvelle économie, rendez-moi l'ancienne... J'attends le grand livre sur l'autre économie qui se crée grâce au web, l'économie collaborative. Et ça, ça vaut le coup de transpirer pour la faire progresser.
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08/02/2014
Tu seras patron, mon enfant.
Il ne faut jamais désespérer de ce gouvernement ; ils vont nous surprendre jusqu'au bout. Empêtrés dans des rumeurs de la théorie du genre, les ministres cherchaient un couvre-feu. Il vint de Geneviève Fioraso et avec quel aplomb, quel à propos, quelle mesure et justesse ! La solution géniale de notre ministre de l'enseignement supérieur ? Inspirée par Valls parlant de la famille, elle se permet de piétiner les plates-bandes de Peillon en susurrant une idée pour les élèves de maternelle : les inciter à l'entreprenariat. Si si, elle a insisté, "développer une culture de l'entrerprenariat à partir de la maternelle".
Elle aurait pu se contenter du lycée, dire qu'en cours d'économie il n'était pas idiot d'expliquer les grands régimes de travail, que l'on pouvait être indépendant, salarié, intermittent, fonctionnaire ou entrepreneur. Monter sa boîte. Et puis s'arrêter là, parce qu'à 17 ans les mômes d'aujourd'hui comme d'hier ne sont jamais sérieux. Mais Fioraso a plus d'ambition que ça : à 4 ou 5 ans, donc, on prépare la crème des boss de demain.
J'aurais vraiment assister à la réunion du cabinet de la ministre où ses plus brillants conseillers ont fait tempêter leurs cerveaux pour aboutir à cette audacieuse proposition. Ils s'y sont forcément mis à plusieurs. Ont rivalisé de formules définitives sur l'état dans lequel les précédents gouvernants avaient laissé le pays : comptes publics en ruine, moral en berne et vice-versa. Par rapport à cela, il fallait une grande idée. Bien sûr, ils auraient pu se concentrer sur leurs attributions. Mais les facs désargentées qui n'embauchent pas les profs nécessaires et recourent de plus en plus à des vacataires, ne financent plus correctement les recherches et vont être contraintes d'augmenter très fortement les frais de scolarité, c'est peu vendeur. En revanche, dire que les maux du pays viennent d'un déficit de confiance (vrai en partie) et que cela commence dans l'éducation (toujours vrai) c'est plus simple. Sauf que partir de deux vérités empiriques, culturelles, lourdes et y apporter une solution pratique et bourrine, bizarrement, ça marche pas...
Admettons que cela passe, qu'adviendra t'il ? Faudra-t-il leur expliquer qu'ils peuvent vendre leurs dessins ou les garder pour spéculer et les confier à un intermédiaire, ou galeriste, et espérer que leur réputation croisse ? Insister sur les possibilités de trocs de billes ? Quand je me rappelle les approximations dans nos calculs au moment de troquer billes contre calot, je me dis qu'on est pas sortis de l'auberge... Pas sérieux. Chère Geneviève, l'innocence de l'enfance est bafouée dans de nombreux pays où les gosses vieillissent prématurément à cause des guerres ou des trafics. D'autres n'ont pas le droit à l'enfance car on les force à travailler où on esclavagise leur corps. Chez nous, les minots sont encore protégés de ces affres et ont le droit d'attendre vingt ans avant de se coltiner le bordel ambiant. Howard Buten, quand il écrit quand j'avais cinq ans je m'ai tué devait savoir qu'un jour tu viendrais et dirais cela...
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03/02/2014
Trop vagues terrains
C'est un lieu commun éculé d'ériger les mots au rang d'armes pour les dirigeants. Mais il en est un dont ils abusent sans se rendre compte qu'ils tirent à blanc. Un mot qui revient dans toutes les bouches, plus encore depuis l'explosion de la crise de 2008 : "terrain". C'est un mot magique, creux et inattaquable, l'amulette ultime. "Moi sur le terrain, je constate que vos sondages sont faux", "ces préoccupations ne sont pas celles du terrain", ou encore "je n'ai pas de temps de me livrer aux querelles, aux complots, moi je suis sur le terrain". Journalistes, circulez, il n'y a rien à voir : "ils" sont sur le terrain. Adversaires politiques, vous êtes pusillanime et jamais sur le terrain. Homme d'inaction, mauvais esprits, gagne petits et défaitistes, vous ne connaissez pas le terrain.
A l'évidence, on emploie ce mot avec des rêves démiurgiques ou comme des gosses s'essaient au spiritisme : faute de mieux et en espérant que ça marche. Le terrain, ça veut dire être dans l'action. Cela sous-tend que les autres ne font rien. Le terrain, c'est là où la France produit des merveilles, façon de dire que tout ce qu'on peut lire est faux. Ca permet à peu de frais de gentiment torpiller tous les éditorialistes et commentateurs en disant qu'ils ne sortent pas assez de leurs bureaux, eux... Invoquer le terrain, c'est se donner le beau rôle et parler à "l'électeur lambda" lui montrer sa dévotion, qu'on sue et qu'on comprend son quotidien.
Comme tous les clichés, la rhétorique des amis du terrain n'est pas entièrement fausse, mais exagère très largement la réalité. Oui, certains leaders politiques passent plus de temps à comploter qu'à agir. Problème, les thuriféraires du terrain sont souvent les principaux ourdisseurs de petites combines... Oui aussi, les médias ont une tendance pénible à accorder bien plus d'importance aux trains qui arrivent et à s'attarder de plus en plus sur les faits divers. Mais l'on peut noter là aussi la tartufferie des adorateurs du terrain, toujours prompts à dégainer une anecdote pour justifier leurs propos au lieu d'essayer d'avoir le recul de l'analyse globale...
Mais une fois ceci posé, ce qui me navre, c'est l'absence de relances et de questions de journalistes. On aimerait tout de même en savoir plus sur ces chimériques terrains. Pire, les journalistes les plus roués abusent également de l'artifice. Le bombardier en chef, Jean-Jacques Bourdin, aime moquer les puissants qui passent dans son studio en les exhortant à aller sur le terrain. Match nul du coup, et je ne parle pas de parité du score...
Au fond, si ce mot prend autant de corps, c'est bien le triomphe des thèses de Zygmunt Bauman : dans une modernité liquide où les grands repères s'effondrent les uns après les autres et où les dominants sautent de liane en liane sans toucher terre, les dominés tremblent que la terre se dérobe sous leurs pieds, d'où les références quasi obsessionnelles à la terre. Dans une économie de services, il n'est pas illogique que de plus en plus de personnes aient un travail consistant à manier de l'immatériel, du concept et des mots. Il ne faudrait pas que la croissance de ces métiers vire à l'hypertrophie, car à l'évidence, plus de production, piège à con. S'il y a un terrain à revisiter, c'est celui-là et encore celui-là. Le terrain vague crée par un libéralisme dérégulé et sur lequel il serait bon de replanter des usines, des maisons ou des fruits et légumes. Bon bah, y a plus qu'à...
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