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21/05/2020

Faber, smart business as usual

L'impatience chronique à l'encontre des dirigeants politiques n'a d'égale que la patience folle envers les dirigeants économiques. Six mois après leur arrivée, les chef.fe.s de gouvernements sont déjà attaqué.e.s sur leur bilan concernant le chômage sans pouvoir demander d'être jugé.e.s sur le temps long ; des années après leurs prises de fonctions, les PDG bénéficient de blanc seing quand ils promettent "de tout révolutionner, demain, car le business as usual ne peut plus perdurer".

Ce matin sur Inter, la règle ne connut pas d'exception avec l'interview d'Emmanuel Faber, invité parce que, bonne blague, il a décidé de "transformer" Danone en entreprise à mission. Le yaourtier en chef de fustiger les inégalités folles, la crise environnementale qui ravage le monde et autres prêches. Il est coutumier du fait et a déjà, au MEDEF comme à Davos, expliqué qu'il fallait tout repeindre du sol au plafond, mieux payer les paysans, respecter les chaînes de valeur et arrêter de gaspiller. C'est beau et on ne peut que souscrire aux discours. Vraiment. Il en rajoute une louche sur le storytelling en rappelant qu'il fait des retraites spirituelles, dort parfois dans des orphelinats en Inde pour connaître le dénuement, a baissé son salaire de 30% (pour 2020 uniquement et après l'avoir copieusement augmenté depuis son arrivée) et ce matin disait vivre "près de la place Clichy". Sortez les violons pour mimi Pinson et sa chambre sous les toits... Ça serait drôle si ça n'était grotesque et tragique à la fois.

Nous sommes en 2020, Faber a tous les pouvoirs, toutes les manettes chez Danone depuis six ans et n'y a rien changé, fors la façade repeinte en verte avec trois couches. Les rapports annuels successifs montrent des augmentations des salaires de son conseil d'administration, de sa pomme et de ses hauts cadres bien supérieurs à l'amélioration du sort des salariés de base. Pour rendre cela acceptable, il explique "qu'une part significative de la rémunération est indexée sur la performance sociale et écologique des managers" peut être, mais les inégalités dans son groupe augmentent quand il prétend s'y attaquer... Cherchez l'erreur.

D'un point de vue environnemental, les ventes de bouteilles en plastique explosent, la marque Evian prospère et le pillage de la source municipale continue de fâcher du monde. En six ans, il aurait eu le temps ne serait-ce que d'enclencher une transition et de développer l'eau en fontaine et bouteille en verre partout. Il a plus que les moyens de le faire. Il ne l'a pas fait et l'an passé a bien négocié pour que la loi sur l'économie circulaire soit vidée de sa substance sur les consignes, le tri, le plastique à usage unique... Il faut dire qu'il comptait un allié de poids au gouvernement : Emmanuelle Wargon en charge de ces questions et qu'il avait fait venir comme directrice du lobbying de Danone, de 2015 à 2017, où elle était appointée à 1,4 million d'euros par an selon sa déclaration à l'HATVP... 

« Être journaliste, c’est imprimer quelque chose que quelqu’un d’autre ne voudrait pas voir imprimé. Tout le reste n’est que relations publiques. ", écrivait Orwell. Ce matin, les intervieweurs de Faber ont lu le communiqué de Danone sur l'entreprise à mission qui révolutionne tout. Lui donnant un nouveau blanc seing pour juger sur pièce dans deux ou trois ans. D'ici là, Danone sera peut être devenue une entreprise d'intérêt général, une entreprise providence où je ne sais quel faribole. L'écart entre les tops managers et les salariés sera toujours de 1 à 400, peut être 1 à 500, quelques scandales sanitaires couvera toujours dans les pays développés avec des laits infantiles meurtriers (interrogé par Lucet en 2015 sur leur promotion du lait en poudre en Indonésie, produit dangereux car l'eau locale est souvent porteuse de maladie, il avait refusé de s'exprimer. Les limites de la transparence qu'il vante) et toujours plus de déchets plastiques. Six ans, aucune amélioration sur les chantiers auxquels il a promis de s'attaquer, mais des promesses plus fortes chaque année.  

La caravane publicitaire, les chiens de garde lapent du yaourt. 

19/05/2020

Vie numérique : laissons le binaire aux machines

Dans le monde qui vient, retour à l'école ou école à distance ? Demain, retour au bureau ou télétravail pour tous ? Je comprends le besoin d'éditorialiser et de cliver les positions, mais en l'espèce, la réponse ne peut être à chaque fois que "les deux". Ne pas prendre cela comme postulat de départ ruine toutes les discussions qui s'en suivent. Évidemment qu'il faut les deux.

N'en déplaisent aux luddites, aux débranché.e.s, on ne peut pas prétendre que le monde en ligne n'existe pas et couper tous les élèves des bienfaits de l'assistance, du mentorat, de l'aide aux devoirs en ligne. Les ressources livresques, les connaissances artistiques présentes sur internet sont un bienfait gigantesque. Ça ne remplacera jamais les explications du ou de la prof. Jamais. Toutes et tous les élèves interrogé.e.s sur le confinement disent bien qu'en ligne, il faut suivre et que quand on ne comprend pas, tant pis. Non par mauvaise volonté des profs, qui essayent de voir, mais c'est indécelable. D'où l'accentuation des décrochage, pas faute de travail (une étude publiée hier par Médiapart montrent que le temps de travail chez les élèves issu.e.s de milieux populaires était un peu plus important qu'en milieu aisé) mais faute d'assistance parentale quand quelque chose est flou... Quand à l'intelligence de groupe, où le ou la fort.e en maths aide les plus faibles en français, exit. Ce matin, Finkielkraut a sorti son habituel couplet sur "Internet tue l'excellence". De la part de quelqu'un qui n'a pas internet et s'en vante, ça vaut son pesant de noix de cajou. En ce moment, les bibliothèques sont fermées, peut être pour longtemps, heureusement que des réponses en ligne existent pour les jeunes aux murs domestiques sans livres. T'en foutrais de l'excellence...

Au travail, c'est encore plus flagrant. Nombre de sujets s'engouffrent dans des délires techno solutionnistes sur "la société sans bureau" comme il y eut "la France sans usines" avec le succès que chacun.e peut constater dans les chiffres du chômage. Une petite hype qui surfe sur trois tendances sans voir la gigantesque souffrance humaine. Je comprends bien l'intérêt pour le capital : pas de bureau, pas de loyer. Pas de déplacement au bureau = plus de temps de travail disponible chez les salarié.e.s. Pas de possibilité de se réunir = pas de possibilité d'exiger des droits, de se défendre contre des conditions de travail, salarial, horaires ou autres, dégradées. Pas de possibilité de se défendre en cas de licenciements abusifs Hier, Uber a licencié 3 500 personnes par visio conférence, 3 minutes montre en main, 20 personnes congédiées à la seconde. Le progrès ! Quelques articles issus de propositions de cabinets de conseils ont aussi paru sur la possibilité de délocaliser massivement grâce au télétravail. Pourquoi se gêner avec des foutaises comme le SMIC du pays, l'imposition du pays, le droit du travail du pays ? Enfin, le rêve techno solutionniste des mondialisés béats à portée de clic. 

Ne leur en déplaise, quand on Zoom en arrière, pour reprendre le nom d'une application qui a rendu son créateur milliardaire grâce au Covid, on voit bien que le travail en ligne n'est pas un projet de remplacement. Que des geeks misanthropes aient besoin de coder dans leurs chambres sans rentrer en contact avec leurs congénères, très bien pour eux ! Mais pour les autres ? Quand le niveau de technicité, d'exigence et de savoir-faire est très répandu dans une société, la différence se fait le savoir-être, le relationnel. On ne travaille pas qu'avec des compétences, mais avec des gens. Avec qui on a envie de bosser parce qu'ils ou elles sont drôles ou au contraire, taciturnes, calmes, posé.e.s, enthousiastes... Et on ne travaille pas bien en groupe, à distance. Il y a des choses dans les regards, dans les silences, dans l'esprit d'escalier ou le hasard de la rencontre qui n'arrivent que dans la vie solide, pour parler comme Arthur Lochman.

Laissons le binaire aux machines, il faut évidemment prendre les deux et ne jamais oublier que le monde en ligne n'est pas un projet social. Les réseaux ne sont sociaux que s'ils débouchent sur des interactions, des rencontres, des échanges concrets. On trouve souvent l'expression in real life ou IRL comme un rappel, une demande à embrasser le vivant. On ne va tout de même passer nos existences in fake life. Rouvrez les cages aux oiseaux et les bistrots, qu'on puisse discuter de tout ce qu'on a vu en ligne ! 

16/05/2020

Qu'on s'épargne l'envie

D'ordinaire, des sept pêchés capitaux, l'avarice est celui qui me répugne le plus. Et plus encore, les avaricieux qui se griment en samaritains en donnant un peu à une église en flammes après avoir détourné beaucoup beaucoup beaucoup beaucoup plus du bien commun... Actuellement, je crois que j'ai l'envie encore plus en horreur.

L'envie de son prochain qui essaye juste de vivre, de profiter de l'existence et de ne pas prolonger la période de claustration imposée par une longue pénitence faite de flagellations quotidiennes avec application hydroalcoolique sur les zones touchées, de génuflexion en terre décontaminée et de confessions derrière hygiaphone pour expier ses pêchés de dénonciation.... 

Pendant le confinement, l'envie débordait de temps en temps. Mais une envie acceptable, faite de revanche de classe où tout le monde pouvait dire aux grands bourgeois à manoir de baisser d'un ton sur leur zénitude confinée. Légitime. Mais il y avait aussi de l'envie à celles et ceux qui ne donnaient pas de leçon de sérénité, n'appelaient même pas à goûter la joie simple de relire Sénèque sur un transat, dans leur mas du Luberon. Non, "juste" ceux qui vivaient au grand air, goûtaient  la possibilité de boire des coups avec des voisins ou d'autres avec qui ils partageaient cette période plus ennuyeuse que le Grand Meaulnes. Depuis le déconfinement, cette envie ruisselle de partout, les envieux écument de rage face à ceux qui vivent plus ouvertement.

Mardi, en emmenant ma fille chez le médecin, j'ai aperçu des jeunes qui ne s'étaient manifestement pas vus pendant deux mois et qui immortalisaient les retrouvailles d'un selfie trop serré pour satisfaire aux exigences des gestes barrières. Une septuagénaire, masquée, gantée, chapeautée est passée à leur niveau et a mugi : "Si on reconfine un jour, ça sera de votre faute" avant de partir sans écouter une réponse. Naguère, j'aurais éprouvé beaucoup de peine pour la vie rance de cette personne, pour qu'elle en soit réduite à faire chier les autres pour se sentir vivante. Là, je l'ai maudite et la suite de mes pensées est si immorale que je ne peux les écrire, en un dimanche...

Partout, je vois des harpies dans la rue qui maugréent quand deux amoureux.ses mangent dans la glace l'un.e de l'autre. Qui invitent celles et ceux qui se faufilent entre les ombres pour boire leurs bières sur les trottoirs ensoleillés à s'espacer d'au moins un mètre. En ligne, des commentaires indignés sur les rassemblements dans les parcs, près de la mer. Leur haine de ceux qui vivent n'a évidemment rien à voir avec une attitude non prophylactique, un manquement sanitaire, non non, c'est juste et uniquement la réactivation du vieil adage "si je ne l'ai pas, personne l'aura". Une mentalité de peine à jouir généralisé. Après deux mois d'abstinence, génération bromure, joie...

De ma chambre, je vois une grappe de jeunes dans le vaste appartement d'en face. Un appartement au living assez grand pour faire des noubas endiablées (j'ai décidé, définitivement, de parler français comme dans les années 60, pour ne pas devenir vieux, employer la langue de quand je n'étais pas né me paraît une bonne astuce) et à la terrasse accueillante en diable. Hier soir, ils ont ri aux fracas, les éclats étaient trop timorés pour leur joie de se retrouver à nouveau ensemble autour d'un peu plus qu'un verre. Les frimas sont partis et ne reviendront pas avant quelques mois, la nuit se languit de ne voir personne et se fait plus chaude pour qu'on lui tienne compagnie. En les entendant bien trop fort au moment d'aller me coucher, je priais pour qu'aucun voisin ne les dénonce. Non par masochisme, au contraire : les bruits du bonheur qui coulent me bercent alors qu'une altercation pisse vinaigre me plonge dans une insomnie longue de désespoir sur mes prochains, les envieux. 

Dans une chanson fort célèbre, notre chanteur qui eut droit à des funérailles nationales en l'église de la Madeleine parce qu'il était A/Un grand fraudeur fiscal B/ Un pédocriminel C / Un interprète comme un autre... bramait "qu'on m'enlève ce qui est vain et secondaire, que je retrouve le prix de la vie, enfin". Voilà deux mois qu'on nous a enlevé ce qui est secondaire à la survie, laissez nous retrouver le goût de la vie. 

Envieuses, envieux, si vous n'aimez pas la vie, n'en dégoûtez pas les autres. Merci.