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08/06/2020

Comment regarderons-nous dans le rétroviseur ?

Il faudra attendre le procès pour savoir si la mort de Floyd George aura fait bouger la cause de la lutte contre les violences policières, mais la mort d'un seul homme a déjà réussi un exploit historique : reléguer les morts du Covid en seconde partie de journal. Depuis dix jours, nos éditions ne s'ouvrent plus sur le décompte macabre, mais on parle des répercussions de la mort d'un homme dans les rapports police et population dans nombre de pays. En France, les logiques d'union sacrée contre le virus ont voler en éclats avec l'importation de ce débat par le collectif réclamant justice pour la mort d'Adama Traoré. A droite, on est dans le négationnisme primaire alors que les images existent, on dépasse Saint Thomas sur sa droite ; à gauche, on cherche le bon gradient pour ne pas insulter toute la maison Poulaga, mais en rappelant bien que grenades, matraques, plaquages et mandales n'ont rien d'accidentelles... 

A mesure que l'on referme un chapitre, le conseil scientifique propose même de changer de tome et d'enterrer l'histoire. Rouvrez les écoles en grand, rouvrez les entreprises, rouvrez tout, sauf les boîtes de nuit. Voilà le nouveau mantra... Parlez Prix du Livre Inter, parlez jobs des jeunes, parlez vacances au camping. Reprenez la vie d'avant, consommez, soyez libres, nous dit-on, c'est fini. C'est fini, on vous a affolé pour rien. On inverse l'interrupteur.  

La palinodie de nos élites scientifiques s'entend complètement sur le fond. Fin mars, le virus circulait intensément, aujourd'hui, plus du tout. Sauf qu'à avoir dit, répété et martelé comme en temps de guerre que toute sortie de chez soi était périlleuse, ils ont perturbé les cerveaux. Pas une fois je n'ai pris les transports sans constater des angoisses, des chamailleries, des scènes, quand quelqu'un met un moment à mettre son masque en montant dans le wagon ou le bus... A l'école, toutes mes amies profs en primaire comme le secondaire me disent toutes que les élèves qui reviennent le moins à l'école ne sont pas ceux qui prolongent leurs vacances à l'île de Ré (qu'elles n'ont pas), mais les plus précaires, les plus décrocheurs, dont les parents refusent de les remettre, par peur. Et ceci ne croise pas mes petites observations, mais toutes les enquêtes, l'alarme du Défenseur des Droits ce matin. J'en ai lu, pendant le Covid, des témoignages de psys et de pédiatres hurlant que ça aurait des conséquences dramatiques, cette claustration des mômes et des ados, toutes demandes légitimes mais ignorées car "nous sommes en guerre".

Alors que la guerre s'achève, on pourrait peut-être regarder dans le rétroviseur, pour voir comment nous en avons parlé ? Ceci, car si un virus reprend un peu de vigueur, ce qui est normal, nous ne déclenchions pas forcément le plan Orsec de nos cerveaux...

Nous avons dépassé récemment les 400 000 morts du Covid dans le monde. Alors, évidemment, 400 000, c'est une ville comme Nice rayée de la carte. Mais à l'échelle du monde, sans faire offense à Estrosi... Bien sûr, il y a des clusters en Pologne (des mines de charbon...), des foyers en Iran ou en Corée du Sud (qui n'ont rien d'une "seconde vague" honte aux journalistes qui écrivent cela après la découverte de cent cas localisés....) et l'expansion en Amérique du Sud, premièrement au Brésil, épidémie ultra accélérée par l'attitude meurtrière de Bolsonaro. Bien sûr, mais la courbe globale des morts du Covid coule à pic. Peu de chances que l'on atteigne les 500 000. Personne ne sera jamais d'accord sur les chiffres. En Angleterre, 40 000 officiellement, 60 000 selon les observateurs de la surmortalité au quotidien. Idem au Brésil où les morgues à ciel ouvert laissent entendre un chiffre bien plus important. Sans parler de la Chine et ses millions de cas et ses "3000" morts... Bien sûr. Mais mettons que le chiffre soit le double. 1 million de morts. Un sale virus. Personne n'aura dit l'inverse. Mais un virus. Une des maladies tuant plus d'un million d'humain sur terre chaque année... 17 Millions de personnes meurent de maladie infectieuse, chaque année. 17 millions. 

Il y a évidemment les malades par millions, aussi. Caroline Hodak a écrit un article important dans AOC sur ce cas. Oui, mille fois, des milliers de personnes ont mis des semaines à s'en remettre, n'en sont pas remis, ont des séquelles respiratoires, de mobilité. Bien sûr. Mais idem, un récit calme et détaillée sur les dangers possibles de la maladie, un récit dépassionné aurait évité le : vous vous en sortez ou vous trépassez...

J'ai lu ce week-end un reportage honteux sur l'épicentre de l'épidémie en Italie. Non pas honteux sur les faits, il relate bien une surmortalité forte, pendant quelques semaines et la panique de la population. Mais le choix des mots. Les termes étaient plus polissés et plus euphémisés pour évoquer la bataille d'Idlib ou les noyades en Méditerranée. C'est non seulement indécent, mais surtout contre-productif. Il faut vivre après la vague d'épidémie et répétez en boucle des superlatifs de peur n'aide pas... Dire cela, ça n'est en rien faire un pas vers Bolsonaro. Lui prône les rassemblements, force les embrassades, intime les contacts. Évidemment, il faut continuer à faire un peu gaffe, se laver les mains (ça ne peut pas faire de mal) ne pas étreindre tout le monde, ok ok. Mais laissez respirer les mômes, comptez sur la responsabilité de celles et ceux qui se savent plus fragile, reprenez un peu de distance. 

Nous avons connu, comme tant et tant de générations avant nous, un sale virus. Nous avons eu la chance infinie d'être les premiers à avoir des systèmes de santé et des progrès de la médecine et de la pharmacie qui auront sauvé l'écrasante majorité des cas grave. L'écrasante majorité. Naguère ou jadis, ce genre de virus tuait la majorité de celles et ceux qui frappaient. Nous avons connu une belle saloperie, mais en rien une guerre. A bon.ne.s entendeur.euse.s quand ça reviendra... 

 

06/06/2020

Extension feutrée du fascisme acceptable

La manifestation contre les violences et les meurtres policiers de mardi n'a pas dégénéré, au grand dam du préfet Lallement. Lequel a tout de même interdit celles d'aujourd'hui car le zèle est chez lui une seconde nature. Pour les soutiens d'un maintien de l'ordre violent et raciste, c'était une vraie déception : impossible de discréditer le mouvement de colère légitime par de la casse qui n'eut pas lieu. Heureusement pour eux, Virginie Despentes leur offrit une occasion de faire diversion avec une missive enflammée où elle passait en revue le racisme latent du pays depuis les palais de la République jusqu'à la rue. 

Personnellement, je n'ai pas adoré la lettre. Elle commence par une erreur factuelle "je ne me souviens pas avoir vu un homme noir ministre". Bon, disons qu'elle a mauvaise mémoire et n'en parlons plus... Pour le reste, on peut condamner les outrances hugoliennes dont elle est coutumière, mais il n'y a pas grand chose à redire sur le fond, il faut être d'une cécité toute lepéniste (je sais, c'est mal de plaisanter du sort des borgnes, mea culpa) pour contester la réalité des discriminations au logement, à l'emploi, les contrôles de sécurité arbitraire, les violences policières dont souffrent les non blancs dans ce pays. Reconnaître qu'être blanc protège de ces drames n'a rien de honteux. Ça n'est pas un appel à la haine des blancs. Ça n'est pas nier le fait que les blancs souffrent aussi. Despentes est blanche et n'a pas connu une enfance dorée et joyeuse, elle sait tout ça. Elle parle du racisme avec tripes et dégoût, que sa colère déborde ne doit pas faire oublier la justesse de la cause.   

C'était manifestement trop pour Gilles Clavreul, qui prit sa petite plume au vocabulaire leucémique et aux idées souffreteuses pour dire que Despentes avait "le même imaginaire qu'Eric Zemmour". Elle serait raciste anti blancs, en somme. Une recherche biographique sur le garçon m'apprend qu'il fut délégué interministériel à la lutte contre le racisme et l'antisémitisme, ce qui est très inquiétant, et cofondateur du Printemps Républicain, ce qui remet l'église au milieu du village, ce groupuscule ayant toujours eu des relents fachos.

A la suite des Césars, la magistrale philippique de Despentes sur les violences sexuelles masculines fut, déjà, taxée de "haine des hommes" par des benêts apeurés. Ce retournement rhétorique grossier, ce backlash à la discrétion pachydermique est inquiétant en ce qu'il souligne l'extension feutrée du fascisme acceptable. Le Rassemblement National n'a plus le monopole de ceux qui qualifient les féministes "d'hystériques anti hommes" et les militant.e.s anti-racistes de "racistes anti blancs". Le Printemps Républicain rassemble des personnalités issues d'une troisième ou quatrième gauche, ce monsieur Clavreul, donc, mais aussi Laurent Bouvet auteur d'un livre ignoble, intitulé "l'insécurité culturelle". Cachez le nom de l'auteur, lisez en quelques lignes à un auditoire lambda, ils vous diront que c'est du de Villiers ou du Philippot... On trouve aussi Caroline Fourest, qui condamnait cette semaine les "violences des émeutiers aux États-Unis car on ne peut pas répondre par la violence". Rappelons que George Floyd est mort d'un côté, des vitrines Nike ou Starbucks, de l'autre... Elle a mal vieilli, tristesse... On trouve en figure tutélaire, Manuel Valls et comme invitée d'honneur récente Valérie Pécresse, tous fiers de dire "N'ayez pas peur du mot islamophobe", faisant eux mêmes ce qu'ils reprochent aux autres : cette petite coterie n'a pas de mots assez durs pour l'antisionisme qui serait mécaniquement de l'antisémitisme maquillé, mais l'islamophobie serait une version acceptable de la laïcité, une critique éclairée des religions... Ces gens là ont la laïcité à géométrie variable, et une détestation inavouée pour l'égalité.

Dans Mrs America, série historique qui vient de s'achever, on voit comment le mouvement féministe américain ultra puissant des années 70 a été freinée par des idiotes utiles, les "Eagles" avec Phyllis Schlafly en figure de proue qui traitaient les féministes de rétrogrades et réclamaient la liberté d'être femmes au foyer. Elles firent triompher Reagan et ne baissèrent jamais pavillon après, le groupe écrivant encore un soutien à Trump en 2016. 

La politique, c'est choisir. Des alliés, des opposants. Mettre sur un pied d'égalité Virginie Despentes et un révisionniste (sur le rôle de Pétain, pas sur les camps, s'entend) apologiste de la haine plusieurs fois condamné en justice comme Zemmour n'a rien d'anodin et est véritablement une dérive lamentable. Dans une rhétorique classique du pompier pyromane, Clavreul achève son texte (et son lecteur) en disant que l'époque est à faire tomber les barricades plutôt que d'en ériger. Comparer une activiste féministe et antiraciste, autrice s'exprimant de temps en temps dans une tribune, à un délinquant raciste qui jouit d'1h d'antenne quotidienne est évidemment un appel à la barricade, au jet de pavés. La division est évidemment un cadeau à ne pas offrir au RN (et dans une moindre mesure, à Macron) mais il est compliqué de ne pas s'énerver face à des provocations pareilles... 

04/06/2020

Éloge de l'autocensure

L'autocensure construite socialement est un drame. Plafond de verre, syndrome de l'imposteur, sentiment de ne pas être à sa place, tous ces mécanismes d'intériorisation de la domination masculine et blanche qui poussent nombre de candidat.e.s à ne pas postuler sont autant de gâchis gigantesque. Malgré des décennies de travaux sur ces sujets, le CAC 40 reste un club interdit aux femmes, les deux seules ayant occupé un poste là dedans (Anne Lauvergeon et Isabelle Kocher) ayant été éconduites car "autoritaires et hystériques", quand tous les mâles sont des amateurs du bâton de parole entamant leurs réunions matinales par un concert de flute japonaise...

Pour autant, dans une ère de surproduction de contenus et d'informations, d'infobésité pour employer un néologisme autorisé, un brin d'autocensure ferait du bien. Non pas de l'autocensure punitive, mais préventive, une politesse pour les autres. Pendant le confinement, près d'un français sur dix dit avoir pensé à un projet d'écriture. Bigre ! De l'intention à la réalisation achevée, il y a un pas bien sûr, mais un article du Monde, hier (à ne pas confondre avec le Monde d'hier, magnifique texte de Zweig, sublimement joué en monologue théâtral par Jérôme Kircher) soulignait que certains éditeurs ont reçu trois fois plus de manuscrits qu'à l'accoutumée, dès la levée du confinement. Des chefs d'oeuvres écrits en 53 jours façon Chartreuse de Parme ? Tout le monde n'est pas Stendhal selon les lecteur.rice.s intérrogé.e.s, plutôt dubitatifs après avoir pris connaissance de "La Revanche du pangolin et autres fables" ou "Amours sous confinement".

Ce genre de tâches à accomplir légitimerait à l'évidence que l'on ajoute les éditeur.rice.s à la liste des métiers pénibles. Ne pas répondre à ces envois, c'est s'exposer à la vindicte, aux commentaires rageurs sur les plateformes et réseaux dédiés aux aspirants littérateurs. Y répondre, c'est se lancer dans le 13ème travail d'Hercule ; une version intellectuelle des écuries d'Augias. Les maisons d'éditions, déjà très fragilisées par la crise puisque toute la chaîne du livre, des imprimeurs aux libraires en passant par les distributeurs, sont en grande souffrance économique. Elles manquent de tout, et notamment de ressources en temps puisqu'il faut a minima survoler ces textes... Nombre d'entre elles ont d'ailleurs alerté "merci de ne pas nous adresser de manuscrits en cette période". Sans effet... Des milliers de français.e.s étaient persuadé.e.s d'avoir écrit en huit semaines une nouvelle Recherche du temps perdu sans voir que la gabegie horaire sera pour les malheureux.ses lecteur.rice.s. 

Il en va de même pour le recrutement. Nombre de secteurs sont sinistrés, les plans sociaux se multiplient à une vitesse vertigineuse et la lame de nouvelles et nouveaux demandeur.euse.s d'emplois s'annonce d'une ampleur inédite. Fort heureusement, il reste des entreprises qui recrutent, des entreprises technologiques aux psys, des plans d'embauches massives existent (même si en nombre infiniment inférieures, hélas). Songez à ce qui attend les personnes en charges de l'examen de ces candidatures. Dans le lot, elles savent qu'il y a le perle rare. Voire, les perles rares. Mais noyées dans un déluge de candidatures envoyées à la hussarde, dur de s'y retrouver. Revers de la célérité technologique, certain.e.s candidat.e.s peuvent envoyer cinquante candidatures dans la journée, dont 49 ne sont pas indiquées pour elles et eux. Résultat ? L'annonce qui devrait être choyée, à laquelle ils devraient consacrer plus de temps, est banalisée dans le lot. Drame de la surabondance côté demande, mauvaise qualité des propositions d'offres de services. Double peine sur un marché de l'emploi qui n'a pas besoin de ça.

Ça n'est pas parce que tout est à portée de clic qu'il faut tout tenter. Oui, on peut aujourd'hui envoyer un mail à Macron, à Zuckerberg, proposer son manuscrit à n'importe qui et glisser son CV partout en quelques minutes. Ça n'est pas une raison pour le faire. D'abord pour soi, des centaines de réponses négatives entament durablement le moral et la confiance en soi, indispensables pour se réaliser professionnellement. Ensuite pour les autres, qui souffrent de cette surabondance qui les empêche, de fait, de bien faire leur travail. Un nombre croissant d'entreprises investissent dans l'intelligence artificielle pour préserver leurs troupes en demandant aux algorithmes de faire un premier tri. Dans le lot, nonobstant les capacités de calcul des machines, il y a forcément des Mozart qu'on assassine, des Proust qu'on ne publie et des bon.ne.s candidat.e.s non promu.e.s.... Misère. 

On a jamais dépassé Socrate et son "connais-toi toi même". Pour s'éviter des déconvenues superfétatoires, éviter le règne de l'arbitraire machinal et réenchanter la relation humaine, rien ne sert de se disperser à la hâte, il faut s'autocensurer à point. Et viser juste.