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23/05/2019

Délivrons-nous du mal travail

La figure du livreur comme allégorie d'un capitalisme malade ne cesse d'être renseignée et alimentée comme ce qu'on peut faire de pire. De témoignages acerbes en reportages en immersion, tous montrent une profession aux conditions de travail digne d'un Germinal du XXIème s. Le long sujet de  Quentin Baulier, sur BFM (oui oui...), qui avait vécu une semaine de courses pour voir ce que cela faisait à son corps et son porte monnaie devrait être diffusé à tous les start uppers envisageant une solution avec livreurs, aux investisseurs, mais aussi et surtout aux clients qui ont recours à ces services. Chacun doit s'interroger quand il parle de "la valeur travail" et qu'il voit ce qu'il est prêt à concéder aux forçats de la pédale comme gratification. 

Le marché de la livraison était naguère cantonné à des produits très lourds et encombrants où le service se justifiait amplement et était très correctement rémunéré, ou réservé à quelques services de restaurations et en l'espèce, les livreurs étaient salariés et non incités à mettre leur santé en danger pour glaner quelques minutes et faire une livraison de plus dans l'heure. 

Désormais, toutes les applis de livreurs sans exception pratiquent un dumping social immonde en imposant des cadences folles, en faisant prendre des risques physiques inouïs, en ne rémunérant rien pour les périodes sans livraison, en indemnisant ni vacances ni jours fériés et ne prenant pas en charge le moindre accident...  

Habitant dans un immeuble sans ascenseur avec des voisins friands de ce genre de services, j'entends les livreurs monter au pas de charge 4 ou 5 étages pour ne pas perdre de temps par rapport aux injonctions de l'algorithme qui fonde ses exigences sur le temps de trajet prévu par Google maps d'un point à l'autre, ce qui ne prévoit pas le temps d'attacher le vélo, de monter les étages, d'encaisser le client... Entendre le livreur qui reprend son souffle, c'est entendre un modèle économique au bord de l'apoplexie et tous ceux qui entretiennent l'assistance respiratoire sont ceux qui commandent. Qui, au moment d'appuyer sur "commander" ne réalise pas qu'il se met en position d'exploiteur ? Qui peut ignorer le dumping social qu'il effectue pour un gain minable ?  

On parle, à raison, du coût social d'un t-shirt à 3 euros ou du fait qu'1 kg de tomates à 2 euros n'est sans doute pas produit dans des conditions saines. Mais dans ces deux cas, il y a une invisibilisation du mal travail, des mauvaises conditions. Dans le cas du livreur, nous le voyons directement arriver et il n'est tout bonnement pas possible que ne se multiplient pas les plaintes de clients comme elles devraient advenir contre Amazon (je précise que je ne recours ni aux uns ni aux autres, hein...).

J'ai récemment lu un article sur la fronde des clients de Frichti, qui, choqués par ce qu'ils avaient lu des témoignages de livreurs, demandaient des comptes à l'appli. J'y ai vu une lueur d'espoir, mais il est vrai qu'une refonte radicale des droits des travailleurs des plateformes numériques irait beaucoup plus vite pour nous délivrer du mal travail... 

19/05/2019

Balkany, Arnault et les limites de la décence.

La meilleure oeuvre de fiction de ce début d'année 2019 est sans conteste les minutes du procès Balkany. Tout y est. Le rebondissement de dernière minute (la tentative bidon de suicide), le grand avocat dépassé par son client et ce dernier, qui mélange Pagnol, Molière et toutes les pièces de Boulevard pour expliquer qu'il était dans le quasi dénuement malgré un château à Giverny, la villa somptueuse de Marrakech, et une pléthorique armée de petites mains ancillaires oeuvrant aux côtés du couple. Nonobstant le génie du baveux et de l'inculpé, quand on quittera la fiction pour les vrais réquisitoires, Balkany devrait logiquement être condamné. Enfin. 

On ne pourra que déplorer le fait que les pressions politiques aient repoussé ce procès pendant des années : proche de chez proche de Sarkozy, Balkany a bénéficié d'une clémence inexpliquée et d'un attentisme judiciaire durant tout le mandat de l'ancien président. Aujourd'hui, enfin, le bal s'arrête et personne ne pleurera un gigantesque fraudeur fiscale, amateur de fausses déclarations et de contrats maquillés pour ses employés.

On arrive tout juste à voir quelle vie a mené Patrick Balkany avec le fruit de ses larcins. Les meilleurs tables, des voyages ininterrompus, en permanence l'équivalent dans les poches de trois mois de salaire médian, six mois de loyer (une fois, le pressing rappela le couple pour les alerter sur la présence de 7 coupures de 500 euros dans une des poches de costume de monsieur). Bref, Patrick Balkany disposait de revenus et d'une fortune lui ayant permis de vivre une vie proprement indécente. Son patrimoine est estimé à 16 millions d'euros, environ 40 000 fois que Bernard Arnault. Je pose ça là.

Entendons nous bien. Bernard Arnault n'ira pas au tribunal, il ne commet pas les écarts de langage à la Tartarin de Balkany, il ne se fait pas pincer vulgairement pour travail au noir. Il est respectable et encensé de nombre de gazettiers comme "contribuant à la croissance". C'est sans doute au nom de cela qu'il a le droit de posséder une fortune 40 000 fois supérieure à celui qui ne comptait déjà jamais rien. 40 000 fois.

En 1968, quand les ouvriers et les étudiants convergeaient dans les rues pour exiger un Grenelle, les écarts de salaires dépassaient rarement 1 à 6, les très grands patrons atteignant tout juste 10 fois plus, 30 fois dans les années 1980 et 400 fois aujourd'hui. 

Le luxe et le digital, deux économies les plus prospères aujourd'hui ont intégralement oublié cela. Dans le luxe, une poignée de "créateurs" et autres "artistes" payés une fortune contre une armée de petites mains sous payés, voire bénévoles (lire à ce propos le saisissant "le plus beau métier du monde" de Giulia Mensitieri) avec la promesse chimérique car remplie pour 1/100 d'entre eux, de devenir riches. Idem pour le numérique, où les émoluments somptuaires d'une aristocraties de bons développeurs et "génies" de la date cotôient une plèbe de magasiniers et de tâcherons du clic. 

C'est assez fou d'observer les chiffres de ces économies déshumanisés où l'évitement du commun -l'impôt- domine à tel point que Patrick Balkany apparaît presque comme un modèle de vertu. 

09/05/2019

Le refus du caporalisme, signe distinctif pour le pire et le meilleur de la gauche

Dans cette période où l'on cherche des signes distinctifs entre droite et gauche, le rapport au chef reste un marqueur clair. Ça remonte à loin, De Gaulle d'un côté La Sociale de l'autre avec leur glorieuse descendance respective, une cathédrale et des chapelles. Dans "Qu'est-ce qu'un chef en démocratie ?", le philosophe Jean-Claude Monod montre bien comment la figure du chef est un compromis très bien accepté à droite, mais mal digéré à gauche. Pire, quand elle a nié l'importance de ce question, elle l'a prise en refoulé avec des chefs à poigne, ce qui a de quoi terroriser. Et puis, par impatience, en 81, la gauche s'est résolue à Mitterrand, marre de ne pas avoir le pouvoir et en attendant les lendemains qui chantent, prenons l'aujourd'hui qui babille.   

Pragmatisme pour régner d'un côté, idéalisme de l'autre. Alors que l'ultime saison de Games of Thrones ne parle que de ça, la question du rapport au chef éclaire les élections européennes, précisément celles qui mettent en avant des listes, des groupes, des collectifs sans chefs. Car au fond, on vote pour un Parlement, pas un Président. On vote pour des groupes, qui poussent des lois et font des alliances pour obtenir des majorités et des unanimités post compromis, pas un bonhomme qui décide dans son bureau. Ca devrait être ça. On devrait juger à l'aune de ça, regardez le bilan de chaque formation politique, la cohérence de l'ensemble de la liste... On parle majoritairement des têtes de listes, voire de personnalités non sur les listes, mais à la force symbolique écrasante comme Macron ou Mélenchon.

Prenons Macron, il n'est évidemment pas candidat, mais on ne parle que de lui. Impossible de poser des questions de bon sens comme "dans quel groupe siègeront les eurodéputés LREM puisqu'ils n'existaient pas en 2014 ?", impossible de demander des détails sur la cohérence de cette liste patchwork avec des écolos loin (Durand beaucoup cité est non éligible) ou mutique (Canfin) un ancien matinalier radio à la morgue digne de Védrine (Guetta). Non, on commente l'éloquence précaire de la tête de liste. Laquelle fait une campagne si catastrophique que si l'on votait à cette aune, la liste devrait s'effondrer. Ce qu'elle ne fait pas. Car le Président fait dramatiser l'enjeu autour de "progressisme ou populisme / moi ou le chaos / déluge ou déluge ?", stratégie un brin grossière mais qui marche. Avec cette enflure de l'enjeu, Macron rallie à lui peu ou prou le même socle qu'en 2017. Même déçus par les trahisons écologiques, même exaspérés par l'absence de dialogue sociale, la non transformation en nouveau monde ou encore le coup de vis sécuritaires, ils voteront pour lui. La caporalisation fonctionne.

Au RN, on n'en parle même pas. La caporalisation est une seconde nature. Sans se prononcer en faveur de la nièce le Pen, on peut même dire que la maréchalisation est une seconde nature. La liste du RN aux européennes rassemble un record de personnes mises en examen ou même condamnées pour des détournements de fonds européens. Aucun problème pour les électeurs qui se réclament pourtant de la lutte contre la corruption et les privilèges des élus. Les électeurs RN ont leurs raisons que la raison ignore.

Et Bellamy, alors ? A peine désigné il était conspué par nombre de caciques LR, Estrosi, Ciotti en tête, d'autres étaient plus dubitatifs. Pensez un catho tradi déclaré, figure de proue de la Manif pour tous. Il ne représente qu'une frange de LR. Il suffit d'un sondage en hausse et les doutes furent chassés par la perspective de gamelles. Quand la soupe arrive, on ne regarde plus la louche.

A gauche, un rapide coup d'oeil au rapport de force national devrait pousser, obliger, condamner au rassemblement malgré les divisions, malgré les divergences. Surtout, dans une élection comme les européennes où les listes sous les 5% n'auront aucun élu. Tout ça pour ça, une folie de continuer à partir bille en tête quand on est à 2% ! Et pourtant si. Six mois après que les fondateurs de Place Publique hurlaient que la gauche allait dans la mur s'il y avait 3 listes différentes, on en a 5 (significatives, j'entends...). Dans le lot forcément énormément de déçus et tous les électeurs de listes en dessous de 5% qui n'auront pas de députés, aggravant le déséquilibre avec la droite et l'extrême droite... C'est désespérant, c'est fatiguant, c'est lassant, et c'est même à court terme suicidaire. Ce fol orgueil de la division. "Ne faites pas la fine bouche, il faut d'abord conquérir le pouvoir" me disait un ami dans l'équipe de Mélenchon. "Les seuls qui bossent au Parlement, c'est EELV, les autres amusent la galerie" me disent mes amis électeurs écolos. Je pourrais continuer longuement la liste de tacles entre listes du côté du progrès social. 

C'est navrant, bien sûr. Mais c'est aussi porteur d'espoir : l'avenir de la démocratie ne peut être le caporalisme. Il nous fait imploser partout. L'esprit critique, les discussions ouvertes sur tous les textes, c'est la seule modernité. Après s'être pris une dégelée sans nom, toutes celles et ceux (les fautifs sont surtout des mecs, en l'espèce) accepteront sans doute de faire des grandes listes unies aux municipales. Dans ces élections, l'union fait vraiment la force, on ne peut être là pour des places, il faut emporter la mairie. L'espoir est ténue, mais je suis du genre à regarder les trouées d'éclaircies dans un ciel noir mascara. J'aime à rêver d'une remontada par la base.