13/10/2019
L'éléphant dans la pièce était sur la chaise vide
Vendredi soir, lors de la séance de Observatoire des passions consacrée à la passion de l'argent, à Beaubourg, Philippe Mangeot a reçu l'économiste Laurence Duchêne, la soeur Jeanne-Marie Rouyre, qui a fait voeu de pauvreté, et une chaise vide. Une chaise vide qui aurait dû être occupée par quelqu'un venant expliquer pourquoi il aime, passionnément, l'argent. Personne ne s'est senti de taille pour la mission, et la rencontre a donc réuni une apôtre de la pauvreté et une économiste adepte du partage des richesses et contre l'idée d'accumulation.
Pourtant, Philippe Mangeot n'a pas ménagé sa peine pour tenter de remplir la chaise vide. 63 personnes ont été contactées. 63. 63 personnes riches, désireuses de l'être encore plus, qui se sont défilées à la perspective de parler face à la salle. J'ai moi même donné quelques noms et contacts à Philippe en sachant que ces personnes aiment, plus que tout, l'argent.
C'est assez fou de se dire que dans un monde où les inégalités explosent avec une avidité sans précédent historique (les schémas de Piketty montre bien ce caractère inouï), personne n'ose avouer que le fait d'être riche, riche à n'en savoir qu'en foutre, mais surtout plus riche que les autres, est son moteur ultime. "Changer le monde", "prendre des responsabilités", "créer, développer", "le pouvoir que donne l'argent"... Les périphrases ronflantes se multiplient, on tourne autour, tout le monde vous jure ces grands dieux que l'accumulation d'argent ne les intéresse pas, alors même qu'ils ne font vraiment que ça...
La plupart du fric qu'ils accumulent va en bourse, sert à acheter des immeubles, des yachts ou des oeuvres d'art en espérant que leur valeur augmente. Souvent, les hyper riches vous confirmeront que l'argent ne fait pas le bonheur, mais pas au point de le rendre comme Saint Martin donnant son manteau. Pourtant, ils pourraient se délester d'une part significative de leurs fortunes sans que cela affecte en rien leurs quotidiens : ils iraient dans les mêmes restaurants, passeraient les mêmes vacances, se déplaceraient dans les mêmes voitures avec chauffeur et achèteraient les mêmes triplex à leurs enfants. Ça ne changerait rien, sauf, les chiffres qu'ils aiment passionnément...
Je trouve cela assez éclairant sur l'époque, cette chaise vide malgré 63 sollicitations, quand les 63 sollicités sont des habitués de la prise de parole en public : vous voulez leur avis sur le business, sur la croissance, mais aussi sur l'écologie sur #Metoo... ils viennent. Là, ils ne sont pas venus. Parce que c'est honteux, parce que c'est le dernier grand tabou, le non dit absolu : le vrai dessein du capitalisme n'existe pas.
On peut se moquer de ceux qui ont cru au communisme et ont fermé les yeux devant les déviances gigantesques. D'accord, mais le partage, l'éducation et la santé pour tous, la vie bonne pour tous, c'est un projet de société. Quand le capitalisme dit qu'il amène "la prospérité", il faut compléter la phrase par "pour quelques uns". Le PIB peut croître de 15% par en ne profitant qu'à 1% du pays. Alors on maquille les chiffres pour raconter une histoire moins choquante. Ceux qui ont besoin d'argent pour vivre savent très bien vous expliquer pourquoi, en quoi 100 euros changeraient leurs mois, leur cuisine ou leurs déplacements. Ceux qui vivent pour l'argent ne peuvent pas le dire. Leur mutisme est un flagrant aveu d'échec.
08:32 | Lien permanent | Commentaires (5)
10/10/2019
Alice et le maire
Depuis que ma fille est née, je ne suis pas allé au cinéma, c'est dire si mon jugement est biaisé. Passé la délicieuse surprise de se sentir voler deux heures de temps en rentrant dans une salle par effraction, en pleine journée (même si le hold up eût lieu à la caisse, 13 euros la place ? Vraiment ? Bon, c'est pas le sujet, mais après plus de quinze années à oublier le prix des places à cause d'un pass, l'idée que ça a plus augmenté que le ticket de métro) et le passage obligé par les bandes annonces évoquant la sécheresse des scénaristes (un nouveau volet d'avant "la vérité si je mens" un énième épisode de Terminator) la sensation d'avoir vu un film dont on garde le goût longtemps après l'avoir vu. Comme un whisky japonais qui ne bluffe pas sur le coup, mais se diffuse lentement par la suite, "Alice et le maire" est un film sur la politique auquel je sais que je repenserai, comme "l'exercice de l'État".
Hier, j'ai longuement interviewé la philosophe Sandra Laugier pour son nouveau livre sur les séries et nous avons longuement disserté des mérites de "The West Wing" et "House of Cards" pour convenir que rien ne remplacerait The West Wing, inégalée en termes de série politique car elle part de l'idéal pour aller vers le réel, quand toutes les autres séries écrites depuis s'enfoncent dans l'invraisemblable de façon plus (House of cards) ou moins (Baron Noir) grotesque....L'aile gauche partait de l'idéal moral du politique, la montrait à l'oeuvre avec ses contradictions, ses envies immédiates et lointaines, ses ambitions petites et grandes. "Alice et le maire" s'inscrit dans cette lignée.
Sans doute certains trouveront ils le film bavard, pas assez nerveux, manquant de rebondissements. Peu être angéliste, aussi. Je l'ai trouvé remarquable de réalisme. Tous les conseillers, les aspirants, les impétrants, les ex comme les actuels que je côtoie devrait y aller. Si ça ne leur parle pas, c'est qu'ils sont malhonnête. Rapport malade au temps, de la décision comme de la réflexion et rapport malade aux autres, adversaires ou alliés, électeurs hostiles ou sympathisants que nous voyons trop par intérêt. Tout est suggéré, peu est souligné.
Dans le film, ni l'intello ni le maire ne sont sympathiques ni antipathiques. Ils voudraient faire mieux. Et nous aussi. On voudrait tous, collectivement, faire mieux. On lutte, on s'esbigne, on n'y parvient pas. Alice et le Maire ne donne pas de leçons, ne montre pas de recette magique, ne dramatise pas non plus à outrance. C'est un film qui donne envie de redonner sa chance à la politique. Par les temps qui courent, ça devrait être remboursé par la sécu.
17:09 | Lien permanent | Commentaires (12)
28/09/2019
Les commentateurs ne s'arrêtent que dans le cercueil
Chirac est mort et il n'a pas fallu chercher bien loin des commentateurs l'ayant connu : ils sont toujours à l'antenne. Duhamel, Elkabbach, Chabot, Guillaume Durand, FOG, Ockrent, Barbier, Pujadas, Apathie (et j'en oublie sans doute) tous ces gens qui pourraient prétendre à une retraite bien méritée, sont toujours au micro et ont donc pu livrer leurs analyses sur celui qu'ils ont connu maire de Paris, ministre, premier ministre, Président du RPR, au fond du trou, président de la République, condamné en justice, condamné par la maladie... C'est un mal terrible que cette permanence absolue pour le débat public.
Évidemment, les journalistes ne sont pas des élus, ils ne briguent pas de suffrages et n'ont donc aucune raison de se retirer puisqu'ils ne peuvent être battus (et encore) que par audiences catastrophiques... Mais dans un monde changeant, ce fixisme a quelque chose de navrant. Ca ne sont pourtant pas les émissions qui manquent, personne ne leur demande de devenir pâtissier ou ébéniste, mais de passer à la rubrique social, culture, faire du documentaire, de l'enquête, ou partir en retraite, m'enfin changer quoi...
L'âge ne fait rien à l'affaire, la permanence au pouvoir, si. Comme les directeurs d'administration condescendants face aux ministres à qui ils disent "j'en ai vu passer d'autres avant vous, et moi je suis inamovible", il y a beaucoup de morgue chez les commentateurs. Beaucoup de démonstration de méchanceté gratuite avec les perdants et de flagornerie avec les nouveaux vainqueurs selon le triptyque connu "on lèche, on lâche, on lynche". Au-delà de cette lecture très turfiste qui biaise singulièrement leur grille de lecture, ils se remettent peu en cause sur leur vision des grands enjeux.
Sur la question écologique, ils continuent tous à opposer économie et écologie selon une dialectique ancienne et c'en est gênant... Encore une fois, l'âge n'est pas en cause, Edgar Morin était précurseur sur ces sujets et la majorité des jeunes ne descend pas dans la rue pour le climat, mais même ceux qui n'en ont cure comprennent bien après le lycée que "ressources finies, croissance infinie = impossible" et évitent donc de nous boursouffler avec la croissance verte ; les commentateurs, si.
Sur la question sociale, ceux qui ont connu le plein emploi stigmatisent systématiquement les chercheurs d'emplois avec une stupidité sans nom, comme s'il suffisait de traverser la rue pour trouver un boulot (oups).
Sur les institutions, vous ne pouvez pas demander à ceux qui n'ont connu que les logiques de partis, d'appeler à un dépassement vraiment démocratique, quelque chose de continu, de comprendre les enjeux de l'abstention militante...
Au baromètre dans la confiance, les médias connaissent une chute beaucoup plus rapide que d'autres corporations. Je doute que les journalistes d'investigations, d'enquête, les passionné(e)s, les diffuseurs de podcasts de longues interviews, y soit pour quelque chose. Le quelque chose de pourri est assez mal caché, il faudrait se décider à lui donner des vacances...
13:27 | Lien permanent | Commentaires (13)