12/05/2020
Et le commun, bordel ?
Paris n'est pas la France, mais Paris est au centre de l'actu du déconfinement avec deux épiphénomènes qui réjouiront tous les rajeux : des métros bondés ligne 13 et le Canal Saint Martin, symbole du boboïsme décadent, évacué par la maréchaussée... Les images, la force des images sans sous-titres, tournent en boucle et déjà les commentaires se multiplient pour fustiger les moutons irresponsables de la capitale. La téléportation n'existant pas, nombre de gens ne pouvant se déplacer à pied ou en vélo, ils prennent les transports en commun. Incroyable. Il y eut un léger retard à l'allumage et pendant 1h, un peu moins de rames que prévues, donc plus de passagers par rame et la toile s'embrase sans dire avant tout, que 99% de la journée en transport s'est déroulée dans le calme, passager.e.s masqué.e.s, distant.e.s, paisibles...
Pour le Canal Saint Martin, c'est plus fou encore. Des images en hauteur et lointaines, renforçant en trompe l'oeil l'impression de proximité. Une insistance sur l'absence de masques et la présence de bières et le commentaire ultra dominant de trouver l'intervention des pandores qui ont évacué le Canal à grands renforts de mégaphone et interdit la consommation d'alcool ici comme sur les quais de Seine. Un journaliste présent sur place raconte sa soirée en précisant que les badauds étaient tous bien distants d'un mètre au moins, même sur les bancs. Aucune accolade, aucune embrassade, rien à redire. D'ailleurs, le son saisit la parole d'une flic qui les expulse "votre présence ici attire d'autres personnes donc veuillez partir". Sans être titulaire d'une agrégation de droit, je dirais que la base juridique est ténue... Mais comme toujours depuis l'attentat du World Trade Center, le droit on s'en fout. On nous explique que c'est pour notre bien, et que "si l'on a rien à se reprocher, il ne nous arrivera bien".
Il faut relire "la stratégie de la mouche" de Yuval Noah Harari (https://bibliobs.nouvelobs.com/idees/20160331.OBS7480/la-...) très puissante tribune sur l'efficacité de la stratégie terroriste poussant nombre d'états à prendre un marteau-piqueur pour écraser une mouche... Cette logique a poussé à la rédaction de nombreuses lois légitimant un flicage inédit pour aucune limitation des attentats, mais des arrestations par milliers de militants des droits de l'homme, d'écologistes, de lanceurs d'alerte sur les méfaits de l'industrie. Peu à peu, le Moloch de la surveillance a gobé tous les politiques, l'ultra droite n'ayant plus le monopole de la paranoïa sécuritaire. Souvenons nous de ce brave Benoît Hamon, commentant l'infâme loi Urvoas "si on a rien à se reprocher, ça n'est pas grave d'être surveillé". Goebbels et Béria aiment cela.
La semaine dernière, le philosophe allemand d'origine coréenne (deux pays qui ont excellé dans la prévention de la pandémie) Byung-Chul Han a lui aussi montré comment la pandémie faisait ressurgir l'idée d'un ennemi à abattre par tous les moyens ( http://www.penestin-infos.fr/un-philosophe-allemand-dorig... ). Il voit dans le Covid le retour de l'ennemi, nous qui n'en avons plus depuis la fin de la Guerre Froide, un ennemi insidieux qui pourrait accélérer la fin du libéralisme au sens de sociétés de libertés pour renforcer les autoritarismes politiques : "Selon l’essayiste Naomi Klein, le choc est un moment propice à l’installation d’un nouveau système de domination. Le choc pandémique menace d’imposer, à l’échelle du monde, une biopolitique digitale renforcée par un système de contrôle et de surveillance de nos corps, une société disciplinaire dans laquelle notre état de santé sera, en permanence, épié. Il n’est pas exclu que nous nous sentions libres au sein de ce régime biopolitique de surveillance". Pas réjouissant, mais à méditer...
L'actualité donne raison à Harari et Han. L'ennemi invisible permet aux politiques une surenchère sécuritaire, un renforcement de l'isolement et de l'individualisation au sens propre. La révolution ne sera pas télévisée chantait Gil Scott-Heron, elle ne se préparera pas non plus sur Zoom. Les syndicats d'entreprise ne se sont pas crées par correspondance (laquelle pouvait accélérer l'échange de bonnes pratiques de l'internationale ouvrière) et la vogue autour de l'entreprise sans bureau, des gentils travailleurs et travailleuses envoyant leurs tâches depuis leurs chambres, ça n'est pas une bonne nouvelle. Les mouvements sociaux partent des places et les régimes autoritaires répriment les rassemblements : Tahrir au Caire, Taksim à Istanbul...
Je ne dis évidemment pas que les personnes rassemblées hier Canal Saint-Martin préparaient l'avènement de la IVè Internationale. Ils buvaient une bière en commun attendue depuis près de 60 jours. Virés. Quelques heures auparavant, et ça n'a valu qu'un entrefilet sur Le Figaro non repris après, 50 militant.e.s écologistes furent expulsés de la Canebière, à Marseille, où ils manifestaient "contre le recours à une consommation excessive". On peut ne pas être d'accord avec elles et eux et vouloir un retour rapide à la fast food, la fast fashion, mais on a tout le même de droit que leur combat est légitime, que la consommation individuelle, pas plus que le confinement et le chacun n'est soi, ne sont des projets de société. Et le Commun, bordel !
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09/05/2020
Normalisation de la trouille
Les courbes se sont croisées et ne se reverront jamais : alors que les nombres de morts, de malades graves et même de personnes infectées sont en chute libre, le nombres de français tétanisés augmente sans que rien ne puisse l'arrêter. C'était prévisible, mais maintenant, nous y sommes : à force de nous avoir infantilisé, brandi des menaces complètement exagérées, d'avoir tenu un discours anxiogène à un point où nous avions parfois l'impression de nous réveiller à Tchernobyl au lendemain de l'explosion, la levée du confinement va être atrocement compliquée car des millions de gens ne veulent plus sortir...
Quand tout ce bordel sera terminé et qu'on regardera, calmement, dans le rétro, on s'interrogera tout de même sur l'inflation de normes toutes plus ineptes les unes que les autres, ne servant à rien fors nous faire peur. Les seules mesures qui marchent, c'est la prophylaxie : se laver les mains tout le temps, se couvrir efficacement bouche et nez, ne pas se coller aux autres. Point. Du bon sens qui ne nécessite aucune norme. Depuis mars, à chaque fois que le ministère de l'Intérieur nous pond une nouvelle injonction normée, personne ne moufte (forcément) mais ça n'a aucun sens. Qu'on arrête "les grands événements le temps qu'il faudra", certes. Mais l'abaissement à 5 000, puis 1 000, puis 50, est un exemple splendide de norme inepte. Vingt personnes dansant sur des slows avec force échange de fluides sont infiniment plus contagieuses que les 2 000 manifestants pour la paix en Israël qui se sont espacées de deux mètres dans une des images les plus spectaculaires de ces dernières semaines.
Et pour le reste ? Une promenade dans un rayon de 1km. Au nom de quoi ? Ceux qui vivent entourés de champs vides peuvent marcher 5km sans croiser âme qui vive, alors à quoi bon ? Une amie d'ami, 75 ans, a écopé de 135 euros d'amende parce que les flics avaient calculé (Google avait calculé...) qu'elle était à 1,2km de son domicile. Qu'en a le Covid à foutre ? Idem pour l'heure de marche ? Je pense à tous les parents de gosses suractifs, notamment certaines formes d'autisme répandu où ils les font se défouler pour leur bien, pendant des heures, pourquoi les limiter à 1h, quel risque supplémentaire y a t'il au bout d'1h30 dehors ? Demain, les 100km de déplacement, tout aussi con. Un type qui sillonne la France dans sa caisse, se lave les mains à profusion et se masque le visage est bien moins contaminant qu'un autre faisant 500 mètres en crachant par terre...
On va multiplier les PV pour franchissement de département, mais on continue (nombre de témoignages concordants là-dessus) à pouvoir descendre de son vol en classe business et monter dans son taxi à l'aéroport sans passer par la case sanitaire. On sait que le Covid touche maintenant surtout les pauvres au Brésil après des premiers clusters découverts chez les ultra riches de Sao Paulo qui revenaient de fêtes à Venise et Milan. Il n'était pourtant pas compliqué de simplement tester les gens revenant du plus gros foyer au monde, à l'époque. Mais on n'a pas voulu déranger la clientèle aisée. Les stéréotypes sociaux ont la peau dure et comme le néolibéralisme ignorent les frontières. Les deux plus gros foyers d'Europe, l'Angleterre et l'Italie arrivent chez nous par train, décision a été prise de ne pas tester et isoler les voyageurs. Rideau. Une telle iniquité de traitement montre bien que les normes ne tiennent pas. Plus je vois notre gestion politique de la crise sanitaire, moins je m'étonne que nous ayons conçu la ligne Maginot...
Il n'y a rien de rassurant, dans ces normes quand la seule chose qu'on attend de nos dirigeants, c'est qu'ils nous rassurent. Huit semaines à marteler des non sens épidémiologiques, il ne faut pas s'étonner que les gens ne veuillent pas vivre, demain. Ne veuillent pas "prendre le risque" de prendre un métro ou d'aller dans un bureau, voire à l'école, où les couples en viennent à se déchirer sur la question du retour en cours de leur progéniture... Les principaux médias alimentent cette psychose en reprenant les éléments chiffrés et autres normes en boucle. Le podcast du Monde consacré à la grippe de Hong Kong de 1967 et 68 ( https://www.lemonde.fr/podcasts/article/2020/05/09/grippe...) trouve que les médias ne parlaient pas assez de cette maladie qui a tué 50 000 personnes en France, 1 million dans le monde. Les médias et les politiques n'en parlaient pas, seuls les professionnels de santé s'en occupaient. Et la journaliste de critiquer ce qui est pourtant dans l'ordre des choses... Les épidémies sanitaires sont gérées par les personnels de santé, l'aspect politique ne peut qu'être en appui, limiter la contagion et équiper la population de masques et de tests. Je rabâche, mais dix maladies au moins tue plus d'un million de personnes par an sans qu'on ferme une demie-échoppe, avoir mis le monde sous cloche pour une qui n'en tuera peut être pas 500 000, c'est au delà du concevable...
Cette fabrique de la trouille orchestrée depuis des semaines a déjà des conséquences délétères. Un ami juge dans l'ouest, région peu touchée mais confinée comme tout le monde, me disait bosser non stop pour signer des hospitatlisations d'office qui ont plus que doublées depuis un mois. Les gens craquent et sont tétanisés. Les appels pour l'enfance en danger ont augmenté de 89%, les DRH croulent sous les demandes de gens qui ne veulent pas retourner travailler, idem pour les écoles. J'ai sincèrement mal pour toutes ces personnes qui ont basculé dans une peur irrationnelle et d'autant plus folle qu'ils ne maîtrisent pas tout. On peut beaucoup sortir et jamais le choper et l'avoir en descendant 30 secondes... Ne pouvant rester cloîtrés hermétiquement encore des mois, ils vont mécaniquement devoir ressortir, jambes flageolantes, gorge serré, l'impression à chaque pas d'être contaminé.
Quand je vois les noeuds au cerveau que se font certain.e.s de mes ami.e.s, pourtant sain.e.s d'esprit d'ordinaire, je souffre vraiment. La peur est une spirale et se mettre en boule ne la fait pas partir, au contraire. En huit semaines, je suis sorti tous les jours, plusieurs fois par jour, toujours prudemment. Plusieurs fois par semaine, je suis allé voir une personne fragile que j'aime beaucoup, personne qui est visitée deux fois par jour par des infirmières prenant les transports en commun. Monter dans un métro n'est pas mortel. Se retrouver à quatre dans une pièce non plus. Au lendemain du Bataclan, un message se répandait sur les réseaux sociaux "il va falloir beaucoup, beaucoup d'amour". En l'espèce, pour renouer avec une vie quotidienne (le débat normal/anormal est moisi) il va falloir beaucoup, beaucoup de confiance...
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08/05/2020
Et ton frère, il est résilient ?
Ce matin, la philosophe Marianne Chaillan a rendu hommage à son confrère, le très regretté Ruwen Ogien. Ce dernier pourfendait le "dolorisme", cette idée qu'il faut accueillir la maladie comme une fête pour en faire quelque chose. Si Ogien vivait encore, il n'aurait pas de mots assez durs pour l'armée de blaireaux qui se félicitent de notre résilience collective.
Des le début du confinement, un vent de résilience balaye tout : les individus, les entreprises, les couples, les organisations... Tout devient agile et résilient, s'adapte face aux vents mauvais.... On organise force webinaires, colloques, on se congratule dans force tribunes, tout le monde est résilient et reviendra plus fort dans le monde d'après. Soudainement, ils n'ont que Nietzsche à la bouche, sans avoir jamais lu Zarathoustra, mais ils connaissent tous "ce qui ne te tue pas, te rend plus fort" et ça les rend ravis. Ogien développe très bien l'ineptie de ce concept. Si un accident vous fauche les jambes sans vous tuer, vous n'êtes pas plus fort, vous n'avez plus de jambes. Tant mieux si, après un grand travail de rééducation et de reconstruction psychique pour faire le deuil de votre bipédie, vous arrivez à vous accepter tel que vous êtes. Tant mieux. Mais dans l'écrasante majorité des cas, c'est dur. Et si vous faites partie de l'infime minorité, ne vous leurrez pas : vous ne vous êtes pas "réinventé plus fort", vous avez accepté de faire autrement.
On l'a trop oublié, mais la vulgarisation du concept, on la doit à Cyrulnik dont les parents sont morts déportés à Auschwitz et qui fut élevé par sa tante... Qu'il ait réussi à retourner ce trauma initial pour devenir psychiatre, soit. Mais ses parents sont morts à Auschwitz. Ça n'est pas anecdotique. La résilience moderne euphémise tous les traumas, tous les inconvénients pour ne voir que des opportunités. Nous sommes quelque part entre la mystique guimauve, le développement personnel et le "solutionnisme technologique" cher à Morozov. Google peut bien vanter que la technologie éradiquera la faim dans le monde, Facebook qu'ils vont bousculer l'éducation et la démocratie, on attend encore...
Avant tout, le confinement est une régression humaine forte. C'est une saloperie que d'être reclus dans son foyer, diminué de nos relations humaines. C'est une saloperie de ne plus pouvoir aller à l'école. Le fait d'user de Zoom ou Openclassrooms pour avoir une interaction avec un enseignant, ça n'est pas "inventer l'école de demain", mais jeter des bouées à des élèves qui se noient... Quand j'entends le traitement économique ou tout le monde doit "se réinventer" pour parler de faillites, je tousse (c'est pas le Covid). Soudainement, les ondes sont pleines de ces crétins de conférenciers Ted qui disent "un entrepreneur est un type qui saute dans le vide et avant de tomber, a inventé le parachute". Sautez les premiers, hein, on vous regarde...
La résilience, c'est ce qu'a vendu Uber aux autoentrepreneurs qu'il embauchait sans protection sociale et qui ont leurs yeux pour pleurer depuis le Covid. C'est le mantra du new public management, le discours tenu aux directeurs d'hôpitaux pour expliquer que la fermeture de lits rendrait leurs organisations plus fortes, car plus agiles avec Doctolib, plus souple grâce à des bed managers qui optimiseraient les disponibilités en temps réel. On a vu.
Il faut arrêter avec une résilience bisounours, enfantine. Une crise, de la destruction humaine et matérielle lourde, ça n'est pas un joyeux champ de possibles, mais un moment où il faut accepter des choix pénibles. Prochaine fois que j'entends résilience en un sens laudatif, je couperai le poste, ça produira un effet positif immédiat.
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