07/03/2017
Un seul clivage vous manque, et vous êtes au bord du précipice.
Nous y sommes. Vendredi dernier dans une tribune dans le Figaro, l'éditorialiste canal historique Ivan Rioufol a appelé à une union des droites et à ce titre, en cas de second tour Marine le Pen / Macron, a mobiliser toutes les forces de la droite en faveur de Le Pen. Ne pas se faire avoir par Macron, "issu de la gauche" cette "gauche" qui nie nos valeurs historiques, familiales, sexuelles et identitaires. Car la fracture est uniquement, seulement, désespérément identitaire.
Economiquement, il n'y a pas une feuille de papier à cigarettes entre les deux. Ca n'est pas un billet d'humeur, un jugement à l'emporte pièce ou une diatribe gauchiste, c'est l'avis rendu public hier par la CGPME, peu susceptible de socialisme exacerbé. "Macron/Fillon, blanc bonnet et bonnet blanc" dixit leur président qui rendait hier son verdict à la lecture des programmes. Macron continue ainsi à engranger les laudes patronaux après avoir reçu les félicitations de Pierre Gattaz qui disait précisément "Macron va dans le bon sens, mais peut faire plus", saluant notamment la suppression des allocations chômages au bout de deux emplois refusés "dans une limite de 25% inférieur au dernier salaire", une mesure effectivement modérément socialiste.. On croit lire, mot pour mot, l'avis de la commission de Bruxelles sur la France "après un quinquennat réformiste où il faut saluer les lois El Khomri et Macron, il faut faire plus en diminuant la sphère de la fonction publique, déréguler le marché du travail et augmenter la mise en concurrence des services publics". Les copies de Macron pour la présidentielle obtiennent donc 20/20 quand le professeur s'appelle Jean-Claude Juncker. C'est une option respectable pour les libéraux, mais franchement, comment certains osent-ils qualifier ça de gauche ?
Comment ? Réponse : parce que la droite s'est droitisée à fond. La droite n'a plus de souffle, plus d'idées, plus de vision de reconstruction de l'économie. La planification verte, c'est pas son truc et leur logique de dérégulation et mise en concurrence des forces économiques ne marche plus. Pour être honnête, ça n'a quasiment jamais marché. L'expression "30 glorieuses" est très abusive : si l'on enlève toutes les années pendant lesquelles la France vivait toujours au rythme des tickets de rationnement et autres eau croupissante, la croissance à pleine balle n'a pas duré plus de 20 ans. Comme en Chine aujourd'hui, comme au Brésil. Comme partout. Le modèle productiviste pure s'épuise très vite sur une planète aux ressources finies et les coups indirects sanitaires et sociaux font vite craquer le modèle de croissance. On demande souvent au PS français de faire son Bad Godesberg, c'est à dire de se convertir à l'économie de marché, mais quid d'un aggiornamento de la droite ? Ou sont les néos gaullistes ? Ou est la planification urbaine, en matière de transports, ou est le redéploiement des services publics ? Out... Ils se sont repliés sur l'avortement et la lutte contre le regroupement familial. La droite d'avant Giscard, en somme.
Reste le régalien et le sécuritaire, bastions historiques de la droite. Le hic c'est que le PS ayant voté la prolongation de l'état d'urgence depuis deux ans et proposé pendant trois mois cette grande idée de déchéance de nationalité, le camp LR a pour se distinguer l'obligation de dire littéralement n'importe quoi. Entendiez-vous Fillon parler de "résistance nationale à l'islamo fascisme" ? A part la droite du FN, qui ose proférer des horreurs pareilles ?
Pour reprendre l'expression la plus détournée du quinquennat la frange Valls/Macron et celle de Sens Commun/Manif pour tous ont "pris en otage" la gauche et la droite traditionnelle. Valls, 5% à la primaire de 2011, la ligne droitière et sécuritaire dominatrice jusqu'à aujourd'hui. Bien sûr, il a pris une gifle à la primaire, mais trop tard. D'une, il a multiplié son score par six ou sept en droitisant encore sa ligne. De deux, il faut ajouter à Valls les voix de tous les électeurs de gauche qui ont déserté chez Macron. A droite, Juppé qui incarnait la ligne historique s'est fait balayer par la Manif pour Tous et Sens Commun, qui ont encore mobilisé dimanche et ont permis à Fillon de renverser le parti, hier. Une droite populiste, poujadiste, nationaliste et identitaire qui se retrouve dans ce que dit Poutine qui se moque de "Gayropa" l'Europe soumise au lobby gay... Nous voilà bien.
Le vilain film de la présidentielle américaine se reproduit. Macron incarne le consensus des deux grands partis. Toute l'aile modérée de LR lui faisant les yeux de Chimène. Fillon seul contre le parti, à la Trump, va venir mourir au premier tour à la troisième place et offrir ses voix à Marine le Pen, même si à titre personnel il n'appellera jamais à voter pour elle. Voilà où nous en sommes. Clinton avait 69 ans et beaucoup de casseroles avérées. Macron a 39 ans et est pour l'heure un puceau judiciaire. Voilà à quoi tient notre espoir de ne pas basculer dans le chaos populiste et identitaire. C'est maigre... Mais c'est sans doute ce qui nous restera comme alternative au chaos, le 7 mai.
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04/03/2017
La détestable détestation des abstentionnistes...
Hier soir, lors de l'émission "du grain à Moudre" sur France Culture, le panel d'invités aux côtés du journaliste Antoine Peillon avaient tous pris fait et cause contre lui. Et pas qu'un peu. Auteur du livre "voter, c'est abdiquer" (ed Don Quichotte) ce spécialiste de la fraude fiscale et des liens entre classe politique et argent sale à été littéralement agressé par les trois autres intervenants. Sylvain Bourmeau était gentiment dans la contradiction, mais Anastasia Colossimo et surtout Philippe Manière ont tenu à expliquer qu'il était un irresponsable, un danger pour la démocratie, un idiot utile du fascisme.
Frère de l'ancien ministre de l'éducation nationale Vincent Peillon et compagnon de route de la gauche pendant des décennies, Antoine Peillon expliquait une conversion quasi mystique à l'abstention. Une conversion non violente, mais pour lui définitive et évidente : face à la corruption massive des élus qu'il fréquentait et de leur constance assumée à ne rien changer à leurs pratiques, il lui est apparu évident qu'il ne devait plus voter. Dans un régime où le pluralisme est de façade et les institutions verrouillées pour contraindre à une représentation minimaliste et binaire, l'expression de convictions différentes est vouée à l'échec électoral. D'où son goût pour l'abstention, une abstention choisie, militante, désireuse de dire aux gouvernants de réformer leurs procédures de désignation. L'utopie de Peillon est sans doute d'arriver à ce qui se passe dans le très beau roman de Sarramago "la lucidité" où le parti du vote blanc arrive en tête aux élections.
C'était donc un plaidoyer pacifique et apaisé auquel les trois autres invités se sont violemment opposé avec une réussite limitée. Et pour cause : l'inanité de leurs arguments a de quoi faire bondir. Ils refusent tous de reconnaître le caractère politisé des abstentionnistes. Pour eux, il s'agit de personnes coupables de désintérêt pour la chose publique. Par extension, ils accordent sans doute un caractère éclairé aux votants. Sauf s'ils votent FN, bien sûr. Et c'est là l'angle mort de leur raisonnement et de leurs analyses oiseuses. En somme, pour eux il faut voter, parce que c'est bien, parce que des gens sont "morts pour ça", mais il vaudrait voir à pas voter n'importer quoi... Les mêmes commentateurs vous expliquent à quelques phrases d'intervalles que Le Pen est un repoussoir, Dupont Aignan ne vaut pas mieux et que de l'autre côté, Hamon est sympathique mais irréaliste, que Mélenchon n'est pas très fréquentable, Poutou vous n'y pensez pas ad nauseam... Ajoutez à cela Manière qui se fend d'un "Nuit Debout, c'est violent", "les ZAD, c'est violent", et d'en conclure qu'en gros il ne faudrait peut être pas leur donner le droit de vote car ils ne servent pas la démocratie... A vomir.
Bien sûr, au second tour d'une présidentielle où nous ferions face à Marine le Pen face à un autre candidat, mécaniquement, les abstentionnistes "feraient le jeu" comme on dit (mal) du Front National. Mais comment pouvons nous ne pas voir que derrière ce chantage dégueulasse au vote et au vote utile, on nie l'essence même de la démocratie, du libre choix des électeurs ? Comment ose-t-on faire porter le chapeau aux abstentionnistes de l'émergence du populisme ? En 2002, beaucoup d'abstention et Jean-Marie le Pen au second tour, certes. Mais Jean-Marie le Pen a 4,8 millions d'électeurs. Le problème 15 ans plus tard n'est pas tant que nombre de personnes qui pensent à aller à la pêche le 7 mai que la fille de Jean-Marie s'apprête à réunir près de 10 millions de votants. Près du double.
A force de nous expliquer en long en large et en travers qu'il faut voter, à condition de voter entre centre gauche et droite, on fabrique une abstention militante, tonique, une abstention de ceux qui se prennent par la main et font beaucoup, au quotidien. Ceux qui conspuent les abstentionnistes leur parlent-ils vraiment ? Et surtout, sont-ils déjà allé sonder des électeurs "de base", des militants de base qui vont aux meetings pour l'ambiance et ne connaissent rien des programmes de leurs champions. C'est étonnant, de parer l'électeur de vertus insoupçonnées... Une majorité d'électeurs votent en creux, votent contre un candidat, ou pour une attitude, une posture. A contrario, nombre d'abstentionnistes murissent leur décision de non vote pour des raisons idéologiques et politiques de non représentations de leurs idées et idéaux. C'est sans doute irritant, mais ça mérite plutôt une forme de respect pour leurs convictions et sans doute une beaucoup plus grande écoute de la part des élus qui continuent de traiter ces millions de voix par le mépris. Une attitude proprement détestable.
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28/02/2017
Christophe Guilluy a raison (et ça annonce rien de bon)
Dans une interview récente à Canal +, le géographe Christophe Guilluy, auteur du "crépuscule de la France d'en haut" a eu cette saillie, reprise par le Front National dimanche à Nantes : "aujourd'hui un parisien est plus proche d'un habitant de New York que de la Creuse". L'homophilie des élites mondialisées et le mépris pour les classes rurales ; un boulevard pour le FN. L'exemple américain, évidemment, permet de mettre en avant le fait que les riches mégapoles américaines sont des îlots de prospérité coupés de la réalité profonde du colosse au pied d'argile qui a appelé à l'aide Donald Trump.
Depuis son ouvrage "fractures françaises" Guilluy met les commentateurs en émoi : comment le traiter ? Sérieux, bardé de diplômes et de références honorables, il est plutôt étiqueté à gauche mais ses thèses sont sans cesse reprise par le FN. Alors, infréquentable, Guilluy ? Je ne sais pas s'il apporte de mauvaises réponses, mais il pose les bonnes questions au sujets des fractures territoriales. Il est géographe, rigoureux et il plonge le sel dans la plaie sans se demander s'il plaira ou non, à titre personnel ça me le rend très sympathique.
Guilluy n'est pas un Torquemada, un imprécateur, un pamphlétaire ; il observe cliniquement l'abyssal écart qui se creuse entre les mégapoles qui concentrent les opportunités (et les vainqueurs) de la mondialisation et les zones rurales où disparaissent les services publics, les usines, les commerces des centres des villes moyennes, les filières d'enseignement... La tyrannie du cool qui ne réalise même pas la violence de cette "société ouverte" où la lutte des places se fait plus étouffante chaque jour eu égard au prix que cela coûte d'habiter les espaces qui offrent toutes ces possibilités n'a pas conscience du reste du pays.
Tout le monde veut manger bio, avoir le choix entre des tas de formations, de filières, de métiers différents. Mais cela dépend de plus en plus de votre code postal. Les inégalités se recoupent dessus, y compris ethnique et religieuses, mais l'avantage de Guilluy c'est de remettre la composante sociale en premier. L'affaire Théo est arrivée dans un quartier sensible d'Aulnay sous Bois. Les contrôles de police dégénèrent moins dans le Marais, les flics arrêtant au faciès ne se permettraient pas les mêmes libéralités dans un quartier privilégié, il pourrait s'agir d'un autochtone propriétaire pouvant dénoncer le contrôle au commissaire.
L'analyse de Guilluy marche à l'évidence et même puissance 100, aux Etats-Unis. Hillary Clinton l'a ignoré, se permettant même d'insulter les électeurs de Donald Trump en expliquant qu'ils étaient stupides et limités intellectuellement. Le mépris de classe revient vitesse grand V. L'analyse marche aussi en Angleterre, en Italie, en Espagne. Mes derniers voyages à Barcelone ou à Madrid m'incitaient effectivement à dire que la crise était fort belle, vue des métropoles joyeuses où le tourisme et les nouvelles industries tournent à plein. Je n'ai pas pris le train régional qui m'aurait permis, en une centaine de KM à aller voir l'Espagne qui souffre, l'Espagne où les jeunes retournent vivre chez leurs parents faute d'emplois et de ressources...
Enseigner à Sciences Po avec une vingtaine de nationalités me permet d'avancer que l'analyse de Guilluy va bien au-delà : elle fonctionne y compris dans des pays qui ne sont pas des démocraties. Je rentre instantanément en empathie, en résonance de références et de valeurs avec des étudiant(e)s qui ne vivent pas dans des démocraties. Certains vivent dans des pays où l'homosexualité est interdite, où la peine de mort tourne à plein, où les femmes sont priées de ne pas trop se mettre en avant. A part un étudiant sur 60 que je suspecte d'aimer se singulariser, tous rejettent les populismes, sont féministes, pro droits des minorités, LGBT, une grande partie d'entre eux pensent que la solidarité et le partage sont des valeurs essentielles. Un grand nombre d'entre eux sont coupables de ce que Morozov appelle le "solutionnisme" à savoir la croyance que la technologie sauvera le monde. Cela devrait amener à réfléchir, tout de même, sur la fracture de plus en plus béante entre les idées d'une élite très éduquée et les milieux populaires. Un grand nombre de mes étudiants ne sont pas riches, pas encore, pas issus de milieux très privilégiés ; ils sont là grâce à des bourses de leurs états respectifs. Mais ils savent, à vingt ans, qu'ils ont leur destin en mains, qu'ils ont une infinité de possibilités devant eux, ce qui les rend réceptif à la société ouverte. Qui peut donc s'accommoder de formes de censures ou de pouvoir autoritaires qu'elle peut contourner. Si leurs pays se ferment trop, ils peuvent partir vers une contrée plus accueillante. Mais ces exils auront une limite...
Il faut lire Guilluy et en tirer les conséquences : il a raison. Point barre. Les élites dépeintes par Guilluy, auxquels on peut ajouter les aspirants à ces élites, les possibles vainqueurs de la loterie mondialisée seront toujours moins nombreux que les perdants de la mondialisation et la dynamique n'est pas de notre côté. Le propre de "ceux d'en haut" est d'aimer les mesures "soft" soyeuses, mais en bas ça gronde et réclame des changements massifs. Plutôt que de traiter leurs votes par le mépris, voyons le côté positif : il y a une envie de politique. Mais une envie de changements radicaux, pas de mesurettes. Messieurs les progressistes, allez au bout de votre logique, la demande de partage (temps, richesses, opportunités, espaces) est immense, saisissez là où vous serez engloutis par ceux qui promettent plus et font plus. Pour le pire...
09:45 | Lien permanent | Commentaires (26)