25/05/2018
Qui serait pris en otage par une grève de Criteo ?
A mesure que la grève de la SNCF dure, nombre d'éditorialistes prennent les rames et souquent ferme pour rendre ce mouvement impopulaire et empêche qu'elle ne fasse tâche d'huile auprès d'autres foyers de contestations. Aussi, nonobstant des tonnes de mise en garde et de cris d'orfraie du public, lesdits éditorialistes demandent souvent aux dirigeants syndicaux ou politiques favorables à la grève s'il est bien "responsable de prendre en otage les usagers". Etonnamment, on pensait que les cheminots et les fonctionnaires étaient des nuisibles, privilégiés, mais lorsqu'ils cessent le travail, nous serions en plein chaos. Les éboueurs, qui disposent d'un prestige social plus que faible, montrent régulièrement leur utilité par défaut : à peine cessent t'ils d'oeuvrer quelques jours que le retour de la peste menace. Avouez que c'est engageant pour revaloriser leur apport à la société.
Cette semaine, un article du Monde s'alarmait du recours de plus en plus prégnant à des intérimaires de la part de l'AP-HP. Laquelle devient tellement intérimaires dépendant que lorsqu'ils ne sont pas suffisamment nombreux à être disponibles (car ils sont en vacances, qu'ils ont trouvé un poste plus stable ailleurs....), certains services ne peuvent même pas ouvrir. En l'espèce, si preneur d'otage on devait désigner, c'est évidemment celui qui choisit un modèle financier aussi aléatoire, aussi précaire, qui fait le choix du mode projet contre le projet de société...
Nul besoin de montrer, profession par profession, l'importance cardinale des fonctionnaires. Trois jours avec toutes les rues désertées par les policiers seraient à l'évidence un basculement dans une société plus violente, trois jours sans profs seraient une invitation à une soirée open bar pour Jean-Louis Boorlo... Ceux qui nous fournissent l'eau, l'électricité, ceux qui agissent dans des fonctions vitales peuvent faire peser des risques mortels sur le pays en s'abstenant de trimer. Mais que se passerait-il si tous les donneurs de leçons, tous ceux qui revendiquent le bon droit de ceux qui prétendent incarner "la valeur travail", cessaient le leur. Sans agriculteurs, nous crierons famine. On a sans doute besoin de banques (de dépôts...) et de vêtements (encore que, avec le réchauffement climatique...) mais pour tant et tant de nouveautés que l'on nous prétend indispensables ? Qui se rendrait compte si ceux qui font du retargeting publicitaire, ceux qui devrait être poursuivis pour harcèlement publicitaire, cessaient leur nuisible activité ? Vous voyez des gens descendre dans la rue ou ne serait-ce que pétitionner pour le retour à l'activité de Critéo de sorte qu'ils puissent enfin avoir une pub pour un superfétatoire pull en cachemire les suivre de leur visite depuis le site de l'Equipe jusqu'à celui de la météo comme un fantôme de leur mauvaise conscience consumériste ? La vie serait-elle trop dure en France si les fraudeurs fiscaux Uber, Starbucks et Mc Do arrêtaient leur activité ? Non. On mangerait et boirait mieux.
C'est au pied du mur qu'on reconnaît le maçon et c'est à l'aune de la grève qu'on remarque ce qui est vital pour un pays.
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21/05/2018
On ne se révolte pas par décret
Dans le classique sociologique "La société bloquée" (1970), Michel Crozier écrivait une phrase magique d'intemporalité : "on ne gouverne pas par décret". Quand bien même on voudrait que les serveurs des cafés deviennent sympas, jamais une loi démocrate n'y parviendra. Dans un régime autoritaire, c'est une autre histoire. A partir du moment où l'on redoute que notre client soit un dignitaire à même de nous jeter au goulag, on fait des efforts d'amabilité. Convenons que ça n'est guère souhaitable comme horizon collectif.
50 ans après, alors que l'on commémore la grande insurrection de mai 68, on pourrait, hélas, prolonger la fulgurance pour dire à certains responsables politiques qu'on ne se révolte pas par décret. Entendre certains arguer de l'imminence du déferlement d'une "marée humaine" ou d'un hypothétique "front populaire" ne peut qu'engendrer des déceptions. Pourtant, tout concoure à le souhaiter et surtout, tout légitime cette insurrection, aujourd'hui. Politique fiscale d'une injustice folle, casse du service public, des aides aux plus fragiles, destructions des statuts de protection pour aligner tout le monde vers le bas, vers une société parfaitement liquide, entièrement faite de libertés sans égalité. Face à cela, la justification d'un déferlement populaire est là. Mais le ruissellement n'aura pas lieu.
Pourtant, à songer que deux millions de personnes sont descendues dans la rue pour s'opposer à un projet de loi à l'impact sur la société aussi ténu que le mariage pour tous, en appliquant une règle de trois de la justice sociale, on devrait être 20 millions au bas mot dans la rue samedi. Ca ne sera pas le cas, ça ne fonctionne pas comme ça. Je ne joue pas les briseurs d'élan ou les bougons, hein. Je ferais ma part de Colibris, j'y serai. Mais quand le Front Populaire l'emporta, quand le CNR obtint la sécu et la retraite contre l'avis de Gaulle (ha, le révisionnisme historique sur "la concorde" du CNR, lol) , quand 68 déferla à nouveau contre de Gaulle, ld PCF comptait plus de 600 000 adhérents, les syndicats affichaient des effectifs pléthoriques, la mobilisation gigantesque était à portée de mégaphone. Tout cela a vécu.
La faute a une gueule de bois idéologique colossale et à des défaites culturelles à répétition où nous nous écharpons dans des querelles pichrocolines avec une stupidité qui n'est pas sans rappeler le coyotte tombant dans les pièges toujours identiques de Bip Bip. Quand la justesse sur le fond d'une insurrection estudiantine contre un inepte projet de loi se voit réduit au voile d'une des leaders de la contestation, on se dit que c'est pas gagné. Quand la grève des cheminots est mise en parallèle de la retraite des agriculteurs, quand la souffrance des fonctionnaires est comparée à celle des livreurs Deliveroo etc... Ad nauseam.
Espérer gagner les batailles d'aujourd'hui avec les méthodes d'hier est un leurre. L'état de conscience sociale du pays ne permettra pas un renversement global, un tsunami social. En revanche, regagner les batailles concrètes et locales, ça c'est jouable sans attendre personne. C'est peut être moins emballant, moins utopique, mais pour faire tapis mieux vaut avoir une quinte flush dans sa main et nous avons au mieux une paire de valets...
09:07 | Lien permanent | Commentaires (30)
17/05/2018
Sentiment d'insécurité sociale
Dans l'excellent documentaire "Edouard, mon pote de droite", l'actuel locataire de Matignon est notamment filmé lorsqu'il apprend l'élection de Trump. Son pote de gauche, qui tient la caméra, lui demande si ce bouleversement politique n'appelle pas une réponse politique à la hauteur en France. Parler d'autres enjeux, d'autres sujets qui concernent les plus fragiles. Edouard Philippe tempête, rouspette, parle de "haine contre l'intelligence" puis fait cet aveu : "bien sûr que certaines personnes ont voté par peur. La crainte du déclassement existe chez certains". J'y ai vu un parallèle avec la célèbre phrase qui a sans doute coûté la présidentielle 2002 à Jospin "nombre de nos compatriotes font face à un sentiment d'insécurité". Cette sortie hésitante avait réveillé la droite qui avait laminé le candidat socialiste en lui intentant un victorieux procès en angélisme...
Depuis, l'insécurité physique est en permanence conviée à la barre de l'opinion. Parmi les charges retenues contre la France, on a ajouté le qualificatif "d'insécurité culturelle" avec d'autant plus de vigueur, posts attentats. Un procès qui fut même officiellement instruit par Nicolas Sarkozy président avec son insane débat sur l'identité culturelle et repris avec force vigueur par des groupuscules qui n'ont pas d'extrême-droite que l'étiquette, comme les amis d'Eric Ciotti ou le Printemps Républicain. Tous alimentent ces petites peurs faciles et épluchent les faits divers à la recherche de la preuve irréfutable que la France se perd, se dissout. C'était la patrie menacée par une jeune chanteuse voilée sur TF1 (que n'aurait-on dit si elle avait représenté la France à l'Eurovision...), la fin de la civilisation à cause d'une Jeanne d'Arc métisse, la mort de notre gastronomie avec des cantines sans porc. C'est vous dire si ces gens-là portent la France en haute estime et l'idée que nous nous faisons de notre destin commun...
Pourquoi ne fait-on pas preuve de la même sévérité de jugement à l'égard de l'insécurité sociale ? Car au fond la phrase de Philippe est symptomatique de la macronie gouvernante depuis un an. A propos des retraités, des personnes éloignées de l'emploi, vis à vis des centaines de milliers (200 000...) contrats aidés supprimés d'un trait de plume par Pénicaud, à propos de toutes ces personnes fragiles qui constatent très concrètement un effritement de leurs conditions de vie, on oppose un "sentiment d'insécurité, une peur du déclassement".
Comme si elle était irrationnelle, comme si le stupide mantra "quand on veut, on peut" leur servait de bouclier face au désespoir. Quand on explique à Mounir Mahjoubi que la start-up nation a ceci de spécieux que l'entrepreunariat est sur sur-représenté parmi les jeunes de milieux privilégiés, il rétorque qu'il vient d'un milieu populaire. Dont acte. Et tant mieux pour lui, mais il est à ce titre représentatif comme les poissons volants et les patrons de gauche ; pas exactement la majorité du genre... Le summum de l'abject en termes de négation de l'insécurité sociale, c'est évidemment la phrase d'Emmanuel Macron "la mort de Beltrame, c'est ça, la France, une histoire d'absolue. Ceux pour qui le summum de la lutte, ce sont les 50 euros d'APL ne comprennent rien à l'histoire de notre pays". 12 millions de Français sont à moins de 50 euros à la fin du mois, faut-il être revenu en monarchie pour être déconnecté à ce point.
Il faut être deux pour danser le tango et pour que le procès en insécurité culturelle percute plus l'opinion que celui en insécurité sociale, c'est hélas que le premier occupe beaucoup plus l'agora. Parce que les faits divers sont plus adaptés à l'info en continu que les longs développements sociologiques. Des chaînes info aux réseaux sociaux, il est plus facile de montrer une agression ou un lynchage gratuit que les conséquences d'une économie hyper territorialisée sur des quartiers populaires ou des villes moyennes enclavées comme dans le Gard. De ce point de vue, notre responsabilité est collective : refuser de regarder et commenter les faits divers est à portée de chacun.
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