07/01/2018
L'excès de confiance mène toujours à la défaite.
"Comment expliquer la popularité de ceux qui mettent en oeuvre une politique confiscatoire pour les riches ?", voilà la question que la gauche renonce à se poser par complexe de supériorité. Il y a peu, j'ai interviewé la championne de karaté Laurence Fischer (11 fois championne de France, 7 d'Europe, 3 du monde...) et lui demandais s'il avait parfois peur avant ses combats ? "Jamais". Alors, du coup, avait-elle parfois un excès de confiance avant ses combats ? "Une seule fois. Et je m'en souviendrais toujours. J'ai pensé mon adversaire plus limitée qu'elle ne l'était. Je me concentrais sur le match suivant. Je me suis fait balayé. J'ai perdu un match imperdable par excès de confiance". J'y vois là une belle allégorie de la gauche actuelle...
Passée l'excitation de la campagne, l'amertume de la défaite, la non mobilisation face aux lois travail et maintenant constatant la remontée de l'exécutif dans l'opinion, une part de la gauche boude avec morgue et décrète que les soutiens de LREM sont des crétins qui soutiennent mordicus une politique injuste. A leur crédit, on peut avancer que, dans le détail, aucune des mesures n'a le soutien de l'opinion, mais c'est nier que l'ensemble plaît pour des raisons culturelles. Bien sûr que la réforme de l'ISF est insane, mais justement : "comment expliquer la popularité de ceux qui mettent en oeuvre une politique confiscatoire pour les riches ?", voilà la question que la gauche a renoncé à se poser. Une attitude aussi condamnable que celle de Valls face au terrorisme "chercher à expliquer, c'est déjà vouloir un peu excuser". Il faut toujours chercher à expliquer, même quand la stupéfaction domine. Surtout quand la stupéfaction domine, en fait.
Force est de constater que LREM a creusé un sillon peu présent en France, celui du progressisme à l'américaine. Le culte de l'individu, du self made man, de la réussite personnelle qui irradie sur le reste. Un mélange de messianisme, de conférence Ted, et de show télévangéliste. On peut se moquer, mais face au pessimisme et au cynisme très Français, ça parle. D'où l'absence de disqualification de celui qui hurlait "parce que c'est notre projeeeet". Face à une déresponsabilisation par le haut où l'on invoque sans cesse des "systèmes" et des "oragnisations" introuvables, celui qui pointe des individus bien identifiés, ça cause. Après des années où les mots "crises", "fermetures" et "sinistrose" dominent le discours d'acteurs publics, bien sûr que "le renouveau de la croissance du XXIème siècle" peut rencontrer un écho. On doit déceler cela, s'interroger là-dessus avant de sortir les fourches de la riposte sur une politique écologiquement suicidaire et aggravant les inégalités. Avant de foncer tête baissée vers l'adversaire, mieux le jauger comme nous y invite Laurence Fischer. Car l'adversaire a bossé et le boulot paye dans l'opinion.
En 2006, on pense ce qu'on veut, mais le boulot avait été fait par Sarkozy (et surtout par Emmanuelle Mignon, boîte à idées au parcours mêlant engagement scout et ENA). En 2011, c'est la paresse intellectuelle qui l'a emporté, Hollande gagnant sur une ligne anti vulgarité et poujadisme de Sarkozy, mais peu d'emballements programmatique. Une victoire de tigre en papier : les cinq années suivantes confirmèrent l'adage selon lequel la critique est aisée, mais l'art est difficile et un quinquennat libéral porté par un candidat à l'étiquette socialiste, peu étrangement, ne fit que des déçus... En 2016 les marcheurs ont fait le taff. Ils ont mené leur gigantesque jamboree. Bien sûr, on peut dire que cela relevait du concours de télévangéliste, on peut moquer les excès formels, les outrances de com', mais on ne peut (du moins on ne devrait pas...) nier le fait qu'ils ont bossé un corpus, qui s'est transformé en récit, en bréviaire, en vade mecum de leur longue marche. Elle fut victorieuse. On peut le déplorer, contester la neutralité d'observateurs médiatiques (Mélenchon le lyrique, le tribun, le nouveau Jaurès tant qu'il était à 15% qui devient le mangeur d'enfants admirateur du Vénézuela dès qu'il a dépassé les 20%....), il n'empêche qu'ils ont aussi gagné sur leur récit de progressisme idéalisé et éthéré. Avant de le trouver mièvre ou sirupeux, ne pas omettre que cela a fait gagner l'écocidaire en chef Justin Trudeau.
N'ayons pas peur du combat culturel, des batailles idéologiques. La politique est un sport de combat où tous ceux qui refusent l'affrontement sont condamnés à perdre sans fin...
10:29 | Lien permanent | Commentaires (10)
31/12/2017
Ou sont les raboteurs de la nouvelle économie ?
Dans la toile "les raboteurs" de Caillebotte, ce qui frappe, ça n'est pas seulement la beauté de l'oeuvre elle même, mais ce qu'elle dit des travailleurs. Les muscles saillants, concentrés en diable, leurs corps, leurs gestes, leurs savoirs-faire sont magnifiés. Pour autant, ils ne constituent pas l'aristocratie des métiers manuels, ils dépendent des ordres des contremaîtres de chantiers, mais l'hommage de l'artiste dit quelque chose de la considération pour le métier. Les parquets à poser soi même, le goût pour les carrelages et les moquettes ont fait disparaître cette corporation, comme tant d'autres. On peut appeler cela le cours de l'histoire du progrès, ou, si on est macroniste béat, un "phénomène de destruction créatrice".
Dans la phase actuelle de destruction créatrice, d'une violence rare dans sa rapidité et la variété de secteurs économiques auxquels elle s'attaque, on ne parle que d'une catégorie de créations : les great bullshit jobs. Combien d'articles nous vantant les mérites des data scientists, des data ingeneer, des trafic manager, des brand content manager, des storyteller et une ribambelle d'autres qui donnent des sueurs froides à tous les amateurs de langue française. Ils fascinent à mesure de notre méconnaissance de ce qu'ils recouvrent concrètement. Une fascination propre à celle que les enfants éprouvent pour les magiciens. Lorsqu'une âme charitable montre le truc, l'admiration s'évente. Les data scientists le savent et se garde bien d'ouvrir leurs arrières cuisine ; Merlin règne sans partage tant que personne ne sait déchiffrer son grimoire. Et c'est tant mieux. Pour eux, s'entend. Ils sont les grands gagnants du changement, avec un hold up sur la valeur ajoutée parfaitement légal. Comment décrire autrement une économie ou 3% des travailleurs se partagent 90% des richesses produites (source : à la louche, j'assume...) ? C'est au politique de changer les règles, de taxer les rémunérations indécentes et les profits un peu fous. C'est à eux d'interdire les inégalités galopantes au sein d'une même organisation avec une part croissante de précaires préssurisés. En attendant, tant qu'on regardera ces entreprises comme des modèles et qu'on déplorera les inégalités croissantes dans le pays, on ne vaudra pas mieux que les enfants de deux ans empêtrés dans la pensée magique.
A côté des heureux bénéficiaires des great bullshit jobs, un bataillon croissant de néo lumpen apparaît. Le lumpen de la nouvelle économie qui a tous les inconvénients de l'ancienne sans les avantages. Mauvaises payes, cadences infernales, pression et risques sur les accidents, avec en plus, absence de couverture sociale et santé et absence de protection collective, puisque ces nouveaux employés sont une armée de mercenaires du pauvres, une armée d'auto-entrepreneurs précaires. Et en plus de tout cela, contrairement aux raboteurs, aucune reconnaissance sociale. Aucun héritier de Caillebotte n'ira mettre en avant ces nouveaux métiers dont nous préférons ignorer l'existence. Puisque sur le numérique, tout est virtuel, autant ne pas s'encombrer d'une rencontre superfétatoire...
Qui irait magnifier le quotidien d'un chauffeur VTC ? D'un livreur de restauration, d'un préparateur de commande Amazon ? Pire, qui a envie de voir à quoi ressemble un des travailleurs du Mechanical Turk, du même Amazon, tous ces millions de micro-employés, qui font des micro-tâches anodines pour que notre soit plus harmonieux lorsque nous l'allumons ? Le nom lui même fait référence à un canular du XVIIIème, les travailleurs sont ainsi rabaissés au rang de grossiers artificiers, qui doivent sans cesse faire contre très mauvaise fortune bon sourire, sous peine de voir leur note baisser et n'avoir même plus droite d'exercer ce sous-job...
Esthétiser les humbles, redonner un sens à toutes les tâches, apporter un éclairage différent, belle urgence pour 2018. Rappelons le encore : un monde où le responsable marketing d'une entreprise comme Criteo qui fait du phishing publicitaire et qui a donc une utilité sociale égale à l'utilité esthétique d'un furoncle est mieux vu qu'un responsable d'un centre de tri déchets est un monde qui va mal. Pas besoin de Président pour inverser la courbe de la valeur des métiers.
19:18 | Lien permanent | Commentaires (66)
28/12/2017
Un robot gynéco, est-ce que ce progrès est sérieux ?
Dans cette période d'accalmie dans le traitement de l'info, le lecteur en vacances peut prendre le temps de lire les papiers de fond. Deux papiers sans rapport direct m'ont particulièrement interpellé : l'un sur la pénurie de gynécologues en France et l'apparition du premier restaurant où les serveurs sont des robots, en Inde (à Chennai). Sans rapport parce que le premier cas évoque des personnels ultra qualifiés dans un pays très riche, le second des personnels non ou peu qualifiés dans un pays pauvre (les papier sur " l'Inde 5ème puissance du monde, déclin de la France ?" qui ne commencent pas par évoquer le rapport de population de quasi 1 à 20 entre les deux, sont dérisoires...). Dans ma tête les deux se sont télescopés et je frémis désormais à l'annonce d'un marcheur enthousiaste (pas forcément Buzyn, plutôt un Castaner ou un Griveaux) l'annonce de la fin de la pénurie de gynécologues grâce au remplacement par des robots...
J'entends déjà leur argumentaire implacable : "face aux déserts médicaux, les robots sont la bonne solution, ils vont là où on leur dit". "Face aux attentes infinies, idem, les robots peuvent consulter de 8h à 20h tous les jours, dimanche compris. Il suffira d'une assistante pour faire tourner le cabinet, pas un souci". "Les gynécos sont une des spécialités qui se rend le plus coupable de dépassements d'honoraires, les robots accepteront le tarif sécu". Alors mesdames, l'est pas belle la vie ?
J'exagère, bien sûr, mais à peine. Ayant travaillé sur des ateliers de réflexion sur la santé du futur, tous les spécialistes, tous les acteurs, appelaient au développement de la télé médecine pour lutter contre les déserts médicaux. Pas de cardiologue quand on est dans la Creuse ou en Limousin ? Plutôt que de faire 150 km, une bonne petite consultation par Skype, et hop, pas de souci. Et ceux qui me disaient ça n'était pas à proprement parler des fanatiques de la robotique, juste des "pragmatiques" estimant que cela irait beaucoup plus vite plutôt que de chercher à faire venir des médecins dans ces territoires. La limite des objections était technique et là aussi "pragmatique", les mêmes territoires où les services publics se raréfient sont également ceux où les infrastructures réseaux sont les plus faibles. Or, une consultation numérique, bizarrement, exige un réseau internet de qualité... Si ça n'était si tragique, j'en rigolerai volontiers.
Car le solutionnisme si bien dépeint par Evgeny Morozoz a envahi l'esprit de nos chers dirigeants actuels. Pas par idéologie, mais par commodité, par facilité, par abandon de la politique. "Il n'y a pas de musée à côté de chez vous? Allez sur Google Museums ! Pas de théâtre ? Vous trouvez des pièces fabuleuses sur Youtube, mais aussi des concerts, de la danse, tout ce qu'on veut. Tant que la neutralité du net ne tombe pas, vous pouvez même vous l'offrir, de quoi vous plaignez-vous ?". Sans changement majeur, on y viendra. Autant la robotique permet des choses incroyables, inouïes, impensables il y a encore 10 ans en termes de micro chirurgie, autant remplacer la fonction humaine, la relation humaine en médecine relève de l'Enfer pire que celui de Dante...
Pour revenir au premier problème, la pénurie de gynécologues, c'est un cas emblématique de manque de courage politique, d'absence de contraintes et de vision mandarinale. Le mathusianisme inepte du numerus clausus médical n'a été bougé par aucun gouvernement depuis vingt ans, nonobstant l'explosion des inégalités de santé avec des exemples sidérants (un an pour avoir rendez-vous avec un ophtalmologiste dans certaines régions...). Aucun n'a eu le courage de dire que le progrès passait par de l'investissement humain (et de ce point de vue, la baisse de salaire pour les heures de nuit à l'AP-HP à compter de 2018 relève de l'insulte...) plutôt que technologique.
La pénurie de gynécologues, c'est une broutille, qui concerne cette minorité qui constitue 51% de la population française. Ce sont des milliers de femmes qui renoncent à un suivi faute de praticiens disponibles, et des dizaines de milliers d'autres qui renoncent faute de moyens (la gynécologie étant une des spécialités qui explosent le plus allègrement les tarifs sécus, la pénurie d'effectifs n'étant pas sans rapport avec ces abus...). La 5ème puissance du monde, un pays riche comme nous, peut peut être avoir une plus haute opinion de ce quoi doit être le progrès au 21ème siècle...
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