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05/01/2016

Bourdieu en Amérique

51v-sOA+YyL._SX283_BO1,204,203,200_.jpgUn auteur qui dit dans son prologue qu'il commence une ethnographie avec la certitude de savoir ce qu'il va trouver, ça n'est guère engageant. Mais quand il finit en admettant qu'il a rencontré tout autre chose lors de son terrain et qu'il admet son erreur, c'est nettement plus emballant. Voilà la bonne surprise que m'a révélée "la nouvelle école des élites" de Shamus Khan. L'auteur retourne à St Paul, lycée d'élite des US où il a eu la chance de faire ses études voici une dizaine d'années. Il pense retrouver des séparations ethniques très fortes, comme de son temps et découvre que ça n'est plus le cas. Et que l'on cite autant Beowulf que Les Dents de la Mer en cours... Que méconnaître son Jay Z vous vaudra plus de railleries que quelques absences sur l'oeuvre de Mozart. Tiens, se dit l'auteur, quelque chose a changé dans l'élite américaine se dit l'auteur, qui chausse alors ses bésicles bourdieusiennes pour se lancer dans sa passionnante ethnographie. 

 Car c'est bien une micro Distinction à laquelle se livre Shamus Khan qui étudie dans le rapport au travail "très présent" pour ne pas laisser croire qu'on est un héritier, dans le rapport au corps "forcément libéré" ce à quoi les humbles accèdent plus difficilement, a fortiori en public, que s'érigent les nouvelles frontières de la distinction parmi les jeunes américains. Il cite en contre exemple les années 70 et 80 ou des ultra riches pouvaient venir en cours avec des souliers rafistolés quand leurs parents pouvaient racheter des usines de chaussures : c'était leur manière à eux de montrer que les bassesses matérielles ostentatoires ne les intéressaient pas, ils savaient qu'ils pourraient toujours se sauver des périls matériels. Aujourd'hui, cette vérité d'hier s'est étendue au capital symbolique. Il faut montrer que l'on ne redoute pas l'institution, les profs sévères, les rites initiatiques, qu'on regarde tout cela avec bonhommie, avec l'assurance frôlant la morgue des dominants. 

Ce constat ne nous éclaire vraiment que lorsque l'on observe l'autre côté de la montagne, où les dominés s'esbignent à se hisser au niveau de leurs camarades mieux nés sans certitude d'y arriver... Ainsi, des élèves noirs vont plus aux cours que les autres et pourtant, ont de moins bonnes notes. Quelle meilleure illustration des inégalités antérieures qui se sont creusées ? Ainsi des jeunes femmes qui ne savent quelle attitude adopter face à la revendication d'une sexualité débridée sur le campus comme nec plus ultra de l'intégration réussie ? Faites le maladroitement et vous passer pour une traînée quand les héritières habiles savent passer pour des mantes religieuses.... Au final, on reproduit une élite qui se colore un tout petit plus car l'a montré Bourdieu, pour peu que l'on s'y prenne assez tôt, n'importe qui peut apprendre les codes des dominants qui ne sont rien d'autre que cela (des codes) mais si un discours s'ingénue à les muer en "compétences" ou "talents". Et c'est ainsi que l'élite américaine mue, avec cette cohabitation forcée sur les campus qui oblige les blancs aristocrates à s'intéresser aux références de ceux qu'ils n'auraient probablement jamais croisés si la vie sur le campus ne leur avait imposé. Cela ne remet en rien, pour autant, leur conception du monde... 

A la fin de son introduction, l'auteur note : "L'Amérique du XXIème siècle est de plus en plus ouverte, mais toujours aussi inégalitaire. Le prochain grand défi qu'elle va devoir relever sera de trouver une solution à ce paradoxe"... Mais vers la fin de son exposé, il donne des chiffres vertigineux : les noirs aux Etats Unis ont des revenus moyens équivalents à 60% de ceux des blancs et dans l'absolu, ils génèrent 16 fois moins de richesses pour le pays. Quand on sait dans le même temps que les noirs américains ont plus de 8 fois plus de chances d'être incarcérés que les blancs, on réalise l'ampleur de la tâche et on voudrait changer l'introduction pour dire que le pays est "de plus en plus" inégalitaire. C'est tout à fait la vision que je me fais des Etats-Unis d'aujourd'hui : une société féodale, avec des baronnies et des communautés fermées. Pour éviter les jacqueries qu'on appellerait aujourd'hui soulèvements ou révolutions, il est crucial que l'élite cite les codes des humbles (d'où les références au Hip Hop) ce qui permet de s'acheter une culture populaire à peu de frais, plutôt que de ramener l'égalité économique. Et puis, les références ne suffisant pas, on tire quelques figures au hasards dans une grosse loterie de la misère, quelques femmes, deux noirs, un latino, deux lesbiennes et un aveugle.... Le basketteur Charles Barkley avouait qu'il avait cessé d'être noir lorsqu'il avait gagné son premier million $ et et Barack Obama a perdu la spécificité négative de sa couleur de peau lorsqu'il fut diplômé d'Harvard pour le retourner à son avantage. Mais je m'en voudrais de détourner le propos d'un livre que j'ai tant aimé. Je laisse la conclusion à l'auteur : "En conséquence de l'inégalité démocratique aux Etats-Unis, la fabrique du privilège continue de reproduire l'inégalité et les privilégiés de prétendre que la société est juste; car les armes des faibles sont neutralisées, et la responsabilité de l'inégalité est imputée aux laissés pour compte du rêve démocratique américain". 

 

01/01/2016

Retrouver un peu plus le goût du "Pourquoi ?"

pourquoi.jpgNon que je sois un très grand fan de résolutions, surtout à date fixe (le 1er janvier, pour commencer une révolution alimentaire, en plein froid et journées courtes, pas évident) mais disons que la date est propice à réfléchir à un changement. Une journée à rien foutre, avec une vésicule et un crâne endoloris, tu cherches mieux. Si j'avais un voeu à formuler pour 2016 naissante ça serait que la notion de "Pourquoi ?" gagne en puissance.  

C'est un mot merveilleux, une notion formidable, mais que l'on supporte mal en ces temps troublés. On cherche à lui faire un procès en incompétence : les enfants posent cette question, ils ne savent pas, n'affirment pas. Quand on est adultes, on sait, on avance, on fait. La catégorie la plus exposée à cette injonction proprement stupide est évidemment les politiques. Impossible pour eux de ne pas savoir, de réfléchir, se poser. Non, il faut avancer sans cesse. Sur des sujets de plus en plus techniques (bon, connaître le nombre maximum du CDD quand t'es ministre de l'emploi, on peut considérer que ça fait partie du package) il faut sans cesse dégainer chiffres et expertises, si possible étrangères. Problème, avec l'info en temps réel, tout se surveille de plus en plus vite et le fact checking décrédibilise, désacralise ces élus qui, comme tout le monde, commettent quelques erreurs... Mais en plus de cela, ils doivent savoir sur des grands enjeux qui n'ont rien de technique mais nécessitent un peu de recul : les guerres, les réformes sociétales. Quel politique pourrait dire "je n'ai pas encore d'avis sur la question ?". Aucun. Pourtant, ça serait nécéssaire.

Les experts sur les plateaux leur embrayent le pas avec la création de cette catégorie hors sol, l'intellectuel systémique. On reconnaît l'intellectuel systémique à ce qu'il s'exprime sur tout sans réserve et à réponses à tout, expertise à tout. Attali et Minc en figures de proues historiques, mais nombre d'autres acceptent désormais de donner leurs avis sur tout et n'importe quoi, et surtout la seconde catégorie. De Caroline Fourest à Michel Onfray, de Zemmour (pas un intellectuel, mais il est classé dans ce lot, étrangement) à Guy Sorman, combien de doctes penseurs qui ignorent le pourquoi ? Trop, des tas. A contrario, combien osent dire comme Paulin Ismard chez Taddei, comme Frédéric Lordon en maints débats, "désolé, mais ceci est hors de mon champ de connaissances, de compétences, je préfère ne pas répondre pour ne pas dire de sottises". On imagine qu'en rentrant, ils chercheront, se renseigneront sur le pourquoi et le comment des questions soulevées, mais par anticipation, ils préfèrent ne pas répondre. Chapeau. 

Pourtant, le pourquoi est sain, c'est l'essence même de l'humanité. On aime tous "les gens qui doutent" d'Anne Sylvestre, ceux qui trop écoutent etc... Car on se sent plus proche d'eux que les gens qui savent, ceux qui jamais n'écoutent. Mais nous luttons fortement contre cette pente sans nous rendre compte qu'elle est inhumaine. Il y a un très beau passage dans un livre de Primo Levi (je ne sais plus si c'est "la trêve" ou "si c'est un homme") où le narrateur, à Auschiwtz pris dans un hiver glacial est proche de mourir de soif. Exténué par les travaux, il cherche de l'eau. Tout est gelé et impossible d'épancher cette soif. Alors il s'approche de la gouttière du baraquement et fait tomber une congère de glace qu'il commence à sucer. Soudain, il entend la voix du Kapo lui hurler de reposer la congère. L'homme pointe son fusil sur lui. Ca ne fait aucun sens, le narrateur est désemparé, tétanisé, on risque de lui ôter la vie pour une congère ? Même dans un camp de la mort, cela ne fait aucun sens, cette congère n'est pas une richesse, la boire n'ôte rien au Reich. Aussi, timidement, il demande "pourquoi ?" à son gardien qui lui répond "ici, il n'y a pas de pourquoi". Je ne connais pas de meilleure illustration du besoin vital de pourquoi. Sur ce, je vais aller traîner mes interrogations hors de Paris. Bonne année à tous. 

30/12/2015

Savoir perdre pour préserver la Nation

41+qnw-SchL._SX301_BO1,204,203,200_.jpg2015 a vérifié avec une ténacité désespérante l'adage selon lequel le pire n'est jamais certain, mais le début de 2016 pourrait tristement en être la prolongation. Là, j'ai vraiment peur. Quand je dis "là", c'est suite à l'information selon laquelle la majorité des 3/5ème di congrès ne sera pas réunie. C'est alors que pourrait s'ouvrir un boulevard de l'horreur si Hollande ne sait pas perdre. S'il décide de s'obstiner avec un référendum. En la matière, un tel référendum serait imperdable pour lui. Les sondages, avec toutes les marges d'erreur que l'on sait, donnent 90% en faveur du "oui", donc pas à barguigner. Mais après ? 

Un référendum, ça n'est pas, à quelques exceptions près, l'acmé de la vie démocratique. Il y a un contre exemple, 2005 et l'Europe. Bien sûr, il y avait l'alliance de carpes et de lapins, et c'est la seule fois de ma vie où j'ai voté comme les Le Pen, mais tout de même des millions de vues, de lectures, de partages, de débats, sur le fond. Trop libérale, pas assez sociale, l'Europe ? On s'invectivait à renfort de chiffres, de faits, d'arguments, d'exemples. On s'empaillait mais ça faisait du bien. 

Là, que va t'il se passer si d'aventure, Hollande courroucé par un refus du Congrès continuait sa pente folle avec un référendum ? Qu'entendra-t-on ? Les 200 porcs qui ont retourné une mosquée en Corse, vous pensez qu'ils feront campagne en faveur du Non ? Ceux qui appellent à la flagellation, à la contrition publique des musulmans, quel camp ? Les nostalgiques de Pétain, de Jeanne d'Arc, ou ça ? Et avec quels arguments ? Des arguties juridiques, des codicilles, des jurisprudences exhumées avec force glose ? Ou plutôt "les arabes dehors, la France aux Français". Je doute que l'imagination des slogans et des arguments réfléchis soit au rendez-vous. 

Et rendons nous compte, alors, de ce qui se produirait. Humiliés, offensés, perdants par avance, nous défilerions en masse. Dominés dans l'opinion, mais tous ensemble pour éviter de sombrer dans la folie en se disant que l'on subirait sans rien dire. Et de l'autre côté ? Marine le Pen saisira l'occasion, trop heureuse de défiler pour une mesure qu'elle réclame depuis des années. Tout le FN en marche, pas de fausse note. L'UMP dure, les Mariani, Ciotti, rejoindront le cortège. Des socialistes vont-ils s'abaisser à rejoindre ce triste cortège ou des mains levés rappelleront les pires heures de l'histoire, le tout avec l'assentiment juridique et règlementaire des flics ???? 

Si demain il y avait un référendum sur la peine de mort, l'issue pourrait être dramatique. Mais idem sur la disparition des impôts. Il est des questions qu'il faut savoir ne pas poser parce que la raison ne peut l'emporter sur la passion. Reste à espérer que le compétiteur politique acharné depuis plus de 30 ans acceptera pour une fois de perdre pour sauver le pays.