18/01/2016
La pensée extrême
C'est assez ennuyeux de partager des élans livresques avec Brice Couturier. M'enfin, aussi insupportable soit ce chroniqueur, force est de constater qu'il adore aussi le puissant Zygmunt Bauman. C'est vraiment à se demander comment un aussi fin lecteur peut être aussi insupportable. Sans doute Bronner aurait la réponse. Mais je préférerais qu'avant Couturier, Bronner discute avec Valls. Car si notre Premier Ministre prenait le temps d'écouter le sociologue auteur du remarquable (et remarqué) La démocratie des crédules il cesserait obligatoirement de dire qu'on ne peut pas chercher à comprendre les terroristes. Où alors il faut qu'il démissionne rapidement de Matignon et aille consulter.
Dans son introduction, Bronner met en parallèle des mouvements sectaires purs, des radicaux politiques et des mouvements terroristes. Ce décentrage initial est assez salutaire car il permet de rappeler que la pensée extrême dépasse de très loin les frontières du seul islamisme radical qui obsède notre cher locataire de Matignon. Bronner en parle beaucoup (son livre de 2009 a été réédité suite aux attentats de Charlie) mais se refuse à réduire son propos à cette seule déviance.
Valls ayant un temps contraint, il peut commencer sa lecture page 43 : "En outre, il est vrai que les fous existent et l'on en compte sans doute dans les rangs des nazis, des terroristes islamistes ou des disciples de sectes suicidaires. Seulement il est difficile de supposer que des millions, des milliers ou même des dizaines de personnes perdent la raison et avec elle la moralité. L'idée que la pensée extrême caractériserait un esprit dérangé est séduisante dans la mesure où elle permettrait d'ériger une zone d'étanchéité entre des actes que nous détestons et nous mêmes ; mais elle n'est guère opérante, comme nous le verrons, car elle ne décrit pas du tout le profil psychologique des extrémistes. D'ailleurs, si ces crimes étaient réellement produits par des fous, nous ressentirions sans doute de l'effroi mais non point de l'indignation". Alors Manuel, vous qui m'indignez par votre fatuité sans borne qui vous pousse à endommager les forêts pour publier vos discours ampoulés post attentats, vous répondez quoi ? Un peu plus loin dans son livre, Bronner revient sur le précédent Arendt qui avait dit qu'il fallait imaginer Eichmann humain, faut de quoi on ne comprenait rien. Moult remous à l'époque, avant de s'accorder unanimement pour donner raison à l'immense philosophe. Un demi siècle après, bis repetita, et Valls sera désavoué de la même manière.
Au fond, nous dit Bronner, il faut admettre que les radicalisés sont des personnes sensibles qui peuvent être détournées même de leurs folles croyances. Un exemple de décentrage intéressant au sujet des aléas inattendus de la propagande montre comment Daesh avait interdit l'accès à Internet à certains de ses membres qui lisaient sur les réseaux que l'Etat Islamique était une création de la CIA et envisageaient de démissionner suite à cette encombrante découverte.
Le passage que j'ai trouvé le plus saisissant est dans la deuxième partie du livre, consacré aux manières de "fabriquer" des extrémistes, où Bronner file la métaphore de la grenouille ébouillantée : si vous plongez une grenouille dans de l'eau froide et que vous augmentez l'eau très progressivement, la grenouille ne réalise rien et finit par mourir ébouillantée (le 1er qui a pensé à cette expérience peut sans conteste trouver sa place dans le livre) et que le véritable embrigadement, religieux ou non, passe toujours par cette progressivité. Sur le terrorisme dit islamique, Dounia Bouzar raconte cela : ça ne commence pas par du visionnage de décapitations, mais des échanges, des discussions informelles puis la reconnaissance graduelle de certaines valeurs avant de basculer peu à peu dans une haine et enfin, la déshumanisation par le viol collectif, préambule obligatoire pour tous les kamikazes.... Dans ce chapitre, il y a des passages éclairants sur Dieudonné, qui a suivi cette pente, et une description plus longue et mordante à souhait, sur l'art contemporain. Car après tout, avoir acheté à prix d'or les oeuvres de Piero Manzoni sobrement intitulées "Merde d'artiste", où l'artiste vendait au prix du poids de l'or des boîtes censées comporter ses excréments, n'est-ce pas une preuve éclatante de croyance extrême ? Elle est juste plus politiquement correcte...
Par la suite, Bronner expose mais trop rapidement (il en a tiré un livre remarquable depuis La démocratie des crédules) son concept de danger de la "mêmeté" produite par les réseaux sociaux : un journaliste occidental crée un profil Facebook et like toutes les pages mentionnant Allah. Deux jours plus tard, il est en lien avec un vaste réseau pro Jihad avec beaucoup d'utilisateurs géolocalisés au Moyen Orient... Internet n'est qu'un outil, certes, mais un accélérateur indéniable de cette radicalisation car il maximise les opportunités (un peu comme dans le cas des rencontres amoureuses, après tout, mais avec des conclusions plus sombres).
Refusant trop ouvertement les lectures sociologisantes (je ne le suis pas sur ce point, mais il s'en explique très bien. C'est agréable de lire un contradicteur d'Emmanuel Todd intelligent ; comme les patrons de gauche et les poissons volants, ça n'est pas le genre dominant de la catégorie) Bronner brode de longues pages sur les failles et blessures narcissiques mal refermées à l'origine de la radicalisation. C'est emmerdant parce qu'on ne pourra jamais tout prévenir. C'est rassurant, parce que l'humanité a toujours fonctionné ainsi. En conclusion, Bronner rappelle ce que disent les associations de victimes sectaires : il ne faut pas couper le contact, jamais. Bien que ce soit très difficile, on peut en ramener certains à la raison. Les dernières phrases du livre étant d'une lucidité glaçante et parfaite, je les retranscris ici pour remercier Bronner qui a éclairé mon dimanche : "La fin justifie t'elle les moyens ? La science n'a pas à trancher ce genre de questions, ce sont les défenseurs de la démocratie qui doivent se la poser. Jusqu'ou sont ils capables d'aller pour défendre le système. Que le démocrate refuse de s'abandonner à l'extrémisme démocratique, tel est, a toujours été et sera toujours le Talon d'Achille des démocraties, ce que savent les extrémistes".
08:47 | Lien permanent | Commentaires (23)
13/01/2016
Ô temps, suspend ton viol (pardon...)
Ha les remugles infâmes de l'instantanété.... Sur France Culture, entendre que la CDU a eu gain de cause suite aux atroces événements de la nuit du nouvel an à Cologne. "La peur n'est pas une vision du monde" disait le Général Von Hammerstein à Hitler, refusant de lui céder les pleins pouvoirs. Quelle phrase prophétique, insuffisamment entendue puisque 80 ans plus tard, elle reste d'une ardente actualité. Combien de simplifications, d'erreurs et de décisions inhumaines nous prenons quand nous nous laissons guider par cette simple émotion.
En l'espèce, le plus délicat est que le piège est énorme : ce qui s'est passé est atroce et chercher à excuser n'a pas sa place. On doit toujours chercher à comprendre et au fond, les thèses de Gustave le Bon sur la psychologie des foules reste pertinente, bien qu'insuffisante. Là où l'on cherche à nous produire l'imagerie mentale d'une foule d'immigrés (et comprenez "de musulmans/qui ne traitent pas bien les femmes") il y avait une foule hystérique et conditionné, répondant de façon pavlovienne à des injonctions haineuses : qu'un seul se lève dans l'horreur et les autres suivront. Mais cela n'a rien à voir avec leurs origines : Bourdieu avait levé le lièvre, la nuit où le plus de viols ont été commis en France est le 12 juillet 1998. En marge des champs Elysées, des filles étaient violées dans les bosquets, mais nous étions champions du monde, alors qu'importe... Cela ne remonte jamais, pas plus que les abus en tous genre dans les carnavals et autres spring break, qui restent des sas de décompression socialement acceptable donc on préfère ne pas voir les horreurs qui s'y commettent.
L'autre point gênant sur cette stigmatisation (encore une fois, ce qui a été commis est inacceptable, mais la récupération qui s'en suit est également révoltante et très peu reprises) des immigrés est qu'elle nous permet à peu de frais de ne pas balayer devant notre porte : 50% des viols sont commis par des proches et de la famille, souvent même le conjoint. Le violeur du parking reste exceptionnel, 3% des cas. Mais là, on peut ériger cet accident de l'histoire en exutoire : des hordes d'immigrés viennent prendre nos emplois et violer nos femmes....
La CDU s'est donc servie de ce fait divers pour demander à ce que tout étranger suspecté de harcèlement sexuel soit immédiatement expulsé. Dans le même temps, la majorité des violeurs ne connaissent même pas de procédures judiciaires contre eux parce que les victimes ont trop peur et que la société est dans le déni. Voilà un bien bel et triste exemple de doigt pointé à la lune et nous regardons le doigt...
18:56 | Lien permanent | Commentaires (0)
10/01/2016
Tirons les leçons du pourrissement du royaume de Norvège
De façon incompréhensible, à l'instar de ce qui s'est passé avec le Mariage pour tous (que notre Président a géré avec une bassesse de vue sans nom), Hollande joue le pourrissement du débat. Ceci lui permet de ne pas parler du reste, notamment de ses brillants résultats économiques, front sur lequel il s'est laissé enfumer par un patronat qui n'ose même plus porter son pin's "1 million d'emplois", contrepartie chimérique donnée en échange d'une baisse de 40 milliards (40 milliards, bordel) des prélèvements de charges sociales...
Ainsi, depuis plus d'un mois, nous poursuivons ad nauseam un simili débat pour savoir si l'on doit conserver la nationalité des terroristes, laissant aussi la porte ouverte à un Florian Philippot qui affiche la mine réjouie d'un chat devant un canari incapable de voler... Et le responsable du FN de proposer que l'on étende la déchéance à tous les auteurs de crimes de sang... Le concours Lépine est en marche.Ce matin, NKM déclarait au micro d'Europe 1 qu'au fond entre deux maux elle choisissait le moins pire et optait pour la déchéance pour tous, car "un traître est un traître et tant pis si cela doit passer par le fait de faire quelques apatrides". Et on parle d'une des voix les plus modérées.... C'est bien cela le drame : quand on joue avec le feu et qu'on avance vers de nouvelles boîtes de Pandore, le pire est certain. C'était bien la peine d'avoir des hauts le coeur en 2010 après le discours de Grenoble de Sarkozy pour faire pire 5 ans après. Et qu'on ne vienne pas nous dire qu'en 2010, les attentats n'avaient pas eu lieu : la politique réfléchit à des principes, à des directions communes et intemporelles, pas à des palinodies au gré d'accidents (même tragiques) de l'histoire.... On adapte les lois économiques aux modifications économiques, nouveaux horaires et autres, mais en matière de sécurité, il n'y a rien de "nouveau" que dans la tête de nos dirigeants qui créent une nouvelle loi chaque fois qu'un drame survient. On l'avait beaucoup reproché à Sarkozy, cette justice du fait divers : pourquoi reproduire ce dont on sait que cela mènera à l'impasse ?
Tirons tout de même les leçons de ce qui s'est passé en Norvège, voici quelques années. On reprend souvent la citation "nous répondrons à la barbarie par davantage de démocratie et davantage d'ouverture". Dans une excellente émission sur France Culture hier, consacrée au Deuil en politique, une journaliste norvégienne faisait un petit point 5 ans après la tuerie d'Utoya.... et concédait, penaude, que 5 ans après la fermeture gagnait le pays : des frontières, des comportements, dans les recrutements.... La conclusion de la journaliste était que la tromperie était d'envergure et que la population ne se sentait absolument pas plus en sécurité, mais que le poison de la suspicion s'était instillé dans le corps social et qu'un nombre croissant de norvégiens subissait le repli sur soi décrété sous le coup de l'émotion par quelques décideurs. La même logique mortifère nous guette : il est encore temps de réfléchir et donner un coup de barre à gauche...
14:28 | Lien permanent | Commentaires (33)