25/09/2016
Sauver Christophe Guilluy, c'est nous sauver nous-mêmes
Le dernier ouvrage du géographe Christophe Guilluy n'est pas rude, il pique franchement. Il plonge le gros sel dans la plaie béante de la République et il triture sans relâche, obstinément, et le lecteur continue sans pouvoir s'arrêter mais vraiment gêné de se dire qu'une telle charge puisse rester impunie. L'auteur, célébré par toute la critique avec son livre "fractures françaises" a commencé à déranger la doxa lors de la parution de "la France périphérique" où il dénonçait l'apartheid social et l'absence de réaction des classes moyennes supérieures aux phénomènes de mondialisation. Guilluy montrait de manière clinique, sur un ton très calme, que la France se fracturait de plus en plus fortement sur le plan territorial, avec des métropoles qui aspiraient l'essentiel de l'investissement public et des bourgs que l'on abandonnait. Les faits lui ont donné raison. Pas le débat public.
En effet, même si cela est laid à dire, l'ascenseur social fonctionne encore en Ile de France, plus du tout en Picardie ou dans le Nord. La proximité de la métropole parisienne et l'hyper concentration des jobs les plus valorisés créent un appel d'air en jeunes diplômés qui "sauve" de nombreux jeunes de ces quartiers. Une situation qui n'a rien d'idyllique puisque nombre d'entre eux subissent des discriminations violentes (lesquelles sont en hausse) et que leur situation est beaucoup moins enviable que celle des voisins. Et puis, disons le clairement, le récit de Guilluy ne collait pas avec ce que l'on voulait dire de la France. A commencé son procès médiatique comme on avait brûlé Etienne Chouard qui dérangeait trop, en le traitant de complotiste. Pour Guilluy, une étude de l'INED détournée par Libé et le Monde servit à dire qu'il se trompait sur la pauvreté en France et, insulte suprême, que les thèses de Guilluy "étaient très appréciées au FN". Voilà comment on disqualifie un chercheur...
La sortie de ce livre important est donc teintée de suspicion et vu ce qu'il met aux élites médiatiques, je crains que les dithyrambes (légitimes) ne soit pas au rendez-vous.
Que nous dit pourtant Guilluy qui vaut lecture ? Que notre société s'est américanisée avec une explosion des inégalités dans tous les domaines et surtout au niveau territorial des citadelles métropoles comme nouvelles avant gardes, mais que notre représentation biaisée nous empêche d'agir. Il parle de la concorde qu'il y a à célébrer cette mondialisation en dénonçant de façon aveugle "les riches" et "les banques", mais sans hurler davantage contre ce qui rend ce monde invivable : la spéculation immobilière et la concentration des emplois et des capitaux dans des parcelles de plus en plus petites, une vrai lutte des places, en somme.
"Qui garde les enfants de Fatoumata ?" s'interroge Guilluy avec justesse. A la suite de Camille Peugny, il montre que les classes moyennes françaises ont recours massivement pour leur mode de vie décalé à de la main d'oeuvre massivement issue de l'immigration récente ; baby sitters, garde d'enfants, employés de ménage... Tous services devenus relativement mainstream, qui n'ont rien d'un luxe pour des millions de personnes, mais évidemment inabordables pour lesdits travailleurs qui doivent repasser leurs chemises eux mêmes (pas un drame) et faire garder leurs enfants par des réseaux de solidarité familiales ou de voisinage (plus compliqué). Guilluy montre comment tous les travailleurs précaires doivent vivre de plus en plus loin pour servir à des heures de plus en plus décalées, les habitants de centre ville. Le "capitalisme d'expulsion" annoncé par l'anthropologue Saskia Sassen est bien là...
Or, ce capitalisme d'expulsion, ce crépuscule de la France d'en haut, n'est pas vendeur. C'est même assez moche. Donc on préfère parler des problèmes identitaires, des crispations autour du vivre ensemble, que de reconnaître une casse sociale non vue depuis les années 30 et la grande crise. La charge de Guilluy est assommante et à mon sens fort injuste quand il explique que tous les habitants des centres villes à gros pouvoir d'achat ne font que du compassionnel, du caritatif, pour limiter l'envolée de ces inégalités. Il assène sans nuance que "seul le politique peut et doit, le reste est poudre aux yeux". Ca va causer du tort au livre et c'est navrant car il nous ouvre les yeux sur l'ultra domination de la pensée Minc/BHL (souvent cités...) pour qui le Brexit est "la victoire des gens peu éduqués contre ceux qui sont bien formés" pour qui toute cause qui leur est étrangère est "défendue par des idiots", ce cercle de la raison se referme sur un lui même de plus en plus petit. Avec des arguments de plus en plus fous : voyez ainsi tous ces éditos sur le "bougisme" qui explique le chômage français par "le manque de mobilité des classes populaires". En somme quand on ferme Alstom, le tort ne sera pas un capitalisme glouton et de mégapoles, mais des classes populaires de Belfort qui ne comprennent pas que leur avenir est en Rhône Alpes ou en Ile de France et qui devraient quitter leur maison (achetée à crédit et sans possibilité de partir) laisser leur famille pour aller là où sont les emplois de demain... On rêve ? Non, non, on le lit partout.
Cette vision difforme d'une réalité sociale intenable, cette société fantasmée ne voyant pas grand chose à redire à la mondialisation a achevé la séparation avec les classes populaires. Elles fonctionnent dans un autre rapport au temps, à l'information et expérimentent le vivre ensemble que d'autres encensent sans le vivre autrement qu'avec le chauffeur Uber qui les ramène chez eux ou le livreur à vélo qui leur apporte leur dîner. Dans la vision de Guilluy, nous ne sommes donc pas loin d'une guerre civile et elle se profile avec la douceur de l'épisode des noces pourpres de Games of Throne. Aussi, bien que cela pique, bien que cela soit désagréable, il faut lire Guilluy pour nous sauver nous-mêmes avant qu'il ne soit trop tard.
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18/09/2016
Sarko/Zemmour, l'axe des irresponsables prêts à tout pour vendre
Ainsi donc, cette semaine, on a pu entendre à une heure de grande écoute une saillie puissante telle que "refuser de donner un prénom issu des évangiles c'est accepter d'être moins français". Le chroniqueur en promotion continuait en expliquant que le choix d'un prénom non catholique pour sa descendance serait un refus évident d'assimilation et par conséquent, un soutien implicite aux puissances extérieures. Bigre. Deuxième annonce étonnante dans la même semaine, dans un registre fort éloigné : le réchauffement climatique ne serait pas lié à l'homme. Nous serions victimes d'un hubris mal placé, d'une repentance idiote alors qu'en réalité, il en irait ainsi depuis que le monde est monde et tout les plus grands scientifiques de la planète sont justes un peu cons. De la part d'un ancien Président de la République, l'annonce a de quoi surprendre en reléguant l'auteur dans un club très fermé où l'on ne trouve guère plus que Donald Trump et une poignée d'autocrates...
Et derrière, la machine à buzzer s'emballe. Tribunes, contre tribunes, experts mobilisés pour tenter de comprendre si le polémiste a définitivement basculé du côté des obscurs (il a tout de même dit "Marine le Pen ? Evidemment qu'elle est de gauche", je crois que ça constitue un indice) et si l'ex Président est devenu infréquentable. On va même plus loin en se demandant si RTL doit continuer à employer pareil polémiste (sans pousser l'irrévérence jusqu'à demander son avis au directeur de la station) puis envisager la possible révocation d'un chef d'état climatosceptique. Sans penser, là non plus, ce qui relève pourtant du bon sens au regard des enjeux du XXIè siècle : pourquoi ne pas condamner les propos climatosceptiques comme on condamne le négationnisme ? On ne pose pas ses questions et on invite plus que jamais nos deux "cliveurs professionnels", nos deux "non politiquement correct en chef".
Dans l'hystérie actuelle, marquée par un rythme de l'information qui va trop vite pour la vérité factuelle et où le contre feux arrive toujours en retard d'un buzz ou d'une polémique, cette stratégie grossière n'est pas suicidaire. Au contraire. L'establishment peut bien pousser des cris d'orfraie, Eric Zemmour est en tête de ventes de la rubrique essais/documents et Nicolas Sarkozy fait un carton auprès des électeurs de droite dure, ceux qui se déplaceront à coups sûrs les 20 et 27 novembre. On peut le déplorer, en être affligés, mais on a le devoir de s'en rendre compte. Cet axe des irresponsables ne croient évidemment pas aux énormités qu'ils assènent. Mais ils les assument fièrement, car ils savent que leurs énormités font accourir micros et caméras. Les imbéciles ne sont pas forcément ceux qu'on croit. Ecrans noirs pour les propagateurs de haine.
09:12 | Lien permanent | Commentaires (16)
17/09/2016
La guerre des âges est moisie
Que c'est pénible de lire, du Figaro à Society, des articles sur les figures de proue de la "Génération Y" qui veulent "renverser la table et donner toute leur place aux jeunes" sans qu'aucun journaliste ne décentre le propos. Tous reprennent le même champ lexical de la guerre générationnelle sans remettre en question la légitimité de cette opposition. Forcément, les vieux patrons et les vieux élus qui s'accrochent à leurs mandats sont les vilains et tous les aspirants contrariés sont les héros du casting. Tu parles d'une intrigue foireuse...
L'inanité de l'opposition, son caractère factice pour être exact, tient au fait que "les jeunes" n'existent pas. Pas plus "que les vieux"... Une date de naissance peut vous rapprocher pour certaines références culturelles, certaines habitudes de consommations ou manies vestimentaires, mais hormis cela, quoi de commun aux jeunes titulaires d'un bac +5 ou d'une grande école, avec une famille, un réseau et un capital de départ derrière eux, contre d'autres qui ont connu des galères scolaires ou d'orientation et sans ressources familiales ? Rien. Mais alors rien de commun. D'ailleurs, toutes les radiographies parlent soit des uns, soit des autres. Pas "des jeunes". La "France qui galère d'un côté" et "ces jeunes yuppies qui niquent la crise", comme deux pôles si éloignés qu'ils ne tiennent pas dans le cadre de la même photo. Alors on triche, on invente un artifice bien lourdeau avec un joli intitulé qui fait chic. Si possible en le yankeefiant. Gen Y, parce qu'à l'oreille ça fait "why" parce qu'ils posent des questions les jeunes, tu vois, ils sont pas polis les jeunes, tu vois, ils vont te dégager les jeunes, tu vois ? Sauf si tu les mets en avant du magazine que tu les reçois dans ton fonds, que tu les accueilles dans des "conseils du numérique" des "shadows cabinets" et des "young leader society", là ils arrêtent de gueuler, les jeunes. Ils veulent pas du tout renverser la table, juste venir y bouffer. Et à la meilleure possible. La rebellion cesse quand le fumet des truffes arrive.
Et pendant ce temps là, où sont les galériens de la Gen Y ? Disparus de la circulation. Un peu comme les galériens des générations antérieures, ou sont ceux qui vivent avec le minimum vieillesse ? Ou sont ceux à qui l'on a sans cesse repoussé l'âge de la retraite alors qu'ils ne trouvent plus de boulot depuis leur mise à la porte à 56 ans ? Disparu aussi. Le regretté Jack Goody montrait parfaitement dans "le vol de l'histoire" comment nos représentations étaient biaisées par ceux qui écrivent l'histoire qui ont peu connu la colonisation, la domination et autres ignominies. Transposée à la bataille générationnelle, l'analogie peut se poursuivre. La guerre des générations est factice, la seule qui vaille est celle décrite (avec un brin de catastrophisme) par Louis Chauvel : les écarts de patrimoines entre générations qui oblige un rééquilibrage drastique, des mesures radicales. On en parle peu, car cela ne se prête pas au caractère reptilien des médias instantanés. Si l'on tentait de le faire demain, on peut redouter le pire "ces jeunes qui veulent faire les poches des vieux" et autres visions cataclysmiques. C'est pourtant une réalité, héritage principalement de cinquante ans de spéculation immobilière non maîtrisée et d'une imposition sur le patrimoine insuffisante. Ajoutez à cela les effets de réseaux et vous arrivez à des écarts générationnels sans précédents. Cela doit nous pousser à mieux répartir l'égalité des chances par âge, appliquer le principe fondateur de notre fiscalité -la progressivité- pour aborder la "vraie" guerre de générations. Celle qu'on devrait nous raconter. Trop chiante, on lui préfère une guerre des places, sans aucun intérêt dans la mesure où le feuilleton existe depuis une éternité. Au moins...
18:58 | Lien permanent | Commentaires (2)