04/04/2020
Titanic pour le progrès
De même que le paquebot géant ne pouvait redouter un vulgaire glaçon, notre colossale idée du progrès ne voyait pas le danger niché chez un petit pangolin. Freddy Vinet, auteur de "la grande grippe" disait que la grippe espagnole fut occultée des mémoires collectives car elle brouillait le message triomphal du progrès. Le début de l'ère pasteurienne qui nous avait délivré des épidémies du XIXème siècle ne tolérait pas de fausse note. Quel hubris mal placé... Vive Pasteur et les vaccins, évidemment, mais les épidémies sont présentes depuis la nuit des temps et continueront à survenir. Le progrès était de conserver une culture épidémiologique, d'hygiène et de prévention. Et surtout d'écouter les leçons du vivant : 60% des épidémies sont liées à des zoonoses, on peut limiter grandement les risques en abolissant des pratiques archaïques comme les marchés d'animaux vivants. Le SRAS en 2003 avait les mêmes origines que le COVID. Et à date, ces mêmes marchés ne sont pas bannis... Et on continue à déforester et donc à exposer les animaux expulsés. Bref, notre conception du progrès se limite à notre espèce en méprisant tout le reste. Un petit 99,9% du vivant, quoi.
Aujourd'hui, les pays les plus progressistes et ouverts sont démunis et infectés en diable. Les États-Unis, qui ont l'habitude d'acheter et de commander ce qui leur manque en appuyant sur un bouton sont aux abois et vont connaître un massacre. Ce d'autant que leur système de santé n'est pas outillé pour faire face, notamment parce que les plus performants des établissements ne vous accueillent qu'avec une Amex bien dotée... Pour ne pas avoir voulu prévoir, pour mépriser les règles élémentaires de prévention, le pays va compter un nombre record de morts de la crise puis un nombre records de victimes à cause de la crise : personnes expulsées, durablement sans emplois, le COVID va ravager les plus faibles aux États-Unis par millions. En 2008, les subprimes avaient fait exploser le nombre de SDF dans le pays, un grand nombre ne se sont toujours pas relogées aujourd'hui. Alors que penser des millions de personnes inscrites au chômage, depuis ? Le spectre de la crise de 29 est là et Trump n'est pas précisément Roosevelt... Le pays le plus riche au monde, le plus gros PIB, ne peut soigner ses malades, ne pourra redonner un toit à ceux qui ont cessé de bosser quelques semaines ? Et c'est ça le sommet du progrès ? Tu parles d'un géant en carton pâte...
Pendant ce temps, la Corée, le Vietnam et autres pays d'Asie qui avaient souffert du SRAS vivent. Avec des masques, certes, mais dans les rues et dans les écoles. La différence n'est pas mince. Elle est géante.
Personne ne sait ce que sera le monde d'après et quand on lit "la reprise sera forte" elle ressemble tout de même furieusement à une reprise de consommation superflue, de loisirs et babioles auxquelles nous sommes shootés depuis des décennies de propagande. Socialement, je doute que ça soit le grand bond en avant, plutôt des jobs "à prendre ou à laisser", l'armée de réserve chère à Marx est constituée et prête à bosser pour bien moins que le SMIC... Comme l'écrivait il y a six mois la prospectiviste Virginie Raisson : « Nous sommes au bon moment pour changer de modèle, mais avec les mauvaises personnes au pouvoir ». Nous y voilà...
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02/04/2020
L'infiniment près et l'infiniment loin
J'ai reçu un mail pro à 7h. Me proposant une animation de conférence le 16 septembre prochain en me demandant "si j'étais libre à cette date", remarque qui eut le mérite de me faire marrer au réveil d'une journée s'annonçant professionnellement vide. Comme hier, comme demain et après demain. Par conscience, j'ai jeté un oeil à mon agenda qui prévoit une conférence au Luxembourg (pas sur la fiscalité...) les 14 et 15 septembre. J'ai rajouté le 16, donc. Mon agenda de rentrée commence à scintiller comme un sapin de noël.
Le différentiel d'occupation entre l'infiniment près et l'infiniment loin m'a donné le vertige plus que fait sourire. Car évidemment le temps court, je suis bien certain qu'il ne changera pas, mais comment accorder une once de crédit au temps lointain quand tout change, tout le temps, tous les jours ? Le 6 mars, notre Président nous demandait de soutenir les théâtres et salles de spectacles, il les fermait une semaine après. On devait absolument aller voter le 15 mars avant de réaliser qu'on ne pouvait pas y aller le 22. Le second tour reporté au 21 juin est désormais menacé et pourrait être reporté à octobre. Les dates du bac, des concours d'école de commerce et d'ingénieur, tout bouge, tout le temps.
Les reports sont plus stressants que les annulations. Wimbeldon a le mérite de la clarté : pas d'édition cette année. Les JO sont reportés d'une année pleine, OK. En revanche, quand Roland Garros dit qu'il se déplace en septembre, d'abord il fout le boxon dans ce qu'il reste de calendrier, ensuite, il renforce un sentiment d'impréparation générale, d'amateurisme au sommet.
Si chacun peut s'accorder avec le premier ministre que la situation est "remarquablement complexe", le changement permanent de dates, de scénario, a quelque chose de foncièrement anxiogène. Le confinement prolongé 15 jours par 15 jours a quelque chose de la minute demandé au bourreau. Comme pour le sparadrap, arracher d'un coup sec a des vertus. Comme nous aimerions, enfin, savoir de quoi demain sera fait.
08:07 | Lien permanent | Commentaires (6)
30/03/2020
Des chiffres et des humains
Sommes nous tous en train de devenir staliniens ? Pas pour la mutualisation des richesses et des ressources, mais avec le célèbre aphorisme de Tonton Joseph "1 mort, c'est une tragédie. 100 000 morts, c'est une statistique". Alors que d'héroïques lanceurs d'alertes chinois apportent des preuves de ce que tout le monde, y compris l'OMS (au silence coupable) subodorait : le régime maquille les chiffres de morts en divisant par au moins 30 le nombre de décès. La pandémie là bas tuerait comme en Europe ou aux Etats-Unis, c'est à dire des pays mal préparés, avec peu de tests pour isoler les malades et pas assez de masques au début de l'épidémie. Un pays d'1,3 milliards d'habitants ayant été surpris par l'épidémie ne peut avoir un bilan 3 fois inférieur à l'Italie et ces 65 millions d'habitants. Cela reviendrait à dire que l'on meurt 60 fois moins en Chine. Inepte. Les seuls pays qui ont une mortalité très basse (Corée du Sud, Taïwan, Singapour, Allemagne) ont aussi des méthodes sanitaires différentes.
Alors que ces données sortent, au compte-goutte, les commentaires affluent sur le thème "nous aussi on ment". Un cheval, une alouette, 5 minutes pour Hitler, 5 pour les juifs, la censure meurtrière chinoise vaut des données euphémisées européennes... Ce genre de relativisme est plus que délétère.
La modernité se commente beaucoup de manière chiffrée. On peut le critiquer, le déplorer, mais le fait est là, nous avons remplacé certaines croyances religieuses pour des croyances chiffrées. Un troc dangereux. Churchill disait "qu'il ne croyait les statistiques qu'à condition de les avoir maquillé lui même" et Mark Twain avançait "qu'il existe 3 manières de ne pas dire la vérité "les mensonges, les gros mensonges et les statistiques". Bien sûr. Il faut être prudent. Il y a encore des choses que l'on a pas le droit de mesurer, en France (origine ethnique, religion, orientation sexuelle) d'où la place à des délires comme les 6 millions de musulmans en France avancés par le front national quand l'INED en compte 2,2 millions et les 25% de gays dans la tête de Christine Boutin... Passons.
Oui, il y a cela. Il y a aussi ce qui est difficile à comptabiliser. Les chiffres des manifestations, évidemment ou des marées humaines sont estimées à 10 000 personnes et un cortège de grincheux s'auto évalue à 100 000. C'est la loi du genre. Les économies parallèles, de la drogue ou de la fraude fiscale sont par essence dures à estimer avec netteté. Certes bis. Mais pour le reste, nous avons tant progressé que l'on doit accorder de la croyance aux chiffres. Comme l'écrit fort bien Olivier Rey dans Quand le monde s'est fait nombre, "La statistique est aujourd’hui un fait social total : elle règne sur la société, régente les institutions et domine la politique. L’éducation disparaît derrière les enquêtes PISA, l’université derrière le classement de Shanghai, les chômeurs derrière la courbe du chômage… La statistique devait refléter l’état du monde, le monde est devenu un reflet de la statistique".
Le chiffrage est politique, il y a des chiffres et contre chiffres comme il y a des feux et contre feux et des récits et contre récits. Mais nos démocraties ouvertes, toutes imparfaites qu'elles soient, permettent aux vrais chiffres de sortir, nous mettre sur le même pied que les chinois est immonde. Nous savons, au jour le jour, l'avancée de l'épidémie, personne n'a caché quand les hôpitaux étaient saturés, d'où les transferts en TGV médicalisés. Les courbes, toutes imparfaites qu'elles sont, reflètent des tendances que nous contemplons à moitié comme des thermomètres, à moitié comme des talismans.
Bien sûr, on peut parler, gloser, de ce que représente les totaux de morts annoncés chaque soir, qui ne comptabilisent pas assez les morts en EHPAD, les morts seuls chez eux... Mais il n'y a pas de grand complot euphémisant ou fermant le jeu. Une épidémie se fout de tout et tue partout. Dans la "grande grippe", Freddy Vinet montre que la grippe espagnole a tué entre 50 et 100 millions de personnes. Un rapport de 1 à 2. 50 millions de cadavres non attribués. Ca n'est pas simple de chiffrer, mais ça n'est pas une raison pour ne pas essayer de le faire et vanter les mérites de comptabilités parallèles, propagées par des docteurs ès fake news qui parlent de millions de morts non comptabilisés en Europe. C'est évidemment faux et a des conséquences dramatiques sur le moral des troupes. Non, qui vole un oeuf ne vole pas un boeuf. Qui cache un mort n'en cache pas 100 000. Les mots ont un sens. Les chiffres aussi. Bravo à tous les soignant.e.s qui se battent pour que ceux-ci restent le plus bas possible. Dire que nous sommes la Chine c'est leur cracher à la gueule.
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